Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/229

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
225
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

logiste plus fervent et mieux engagé dans la cause. Aussi, tandis que M. de Lamartine, avec sa noble négligence, demeure, en public et sous le soleil, le prince aisé des poètes, l’auteur de Chatterton, dans son cercle à part et du fond de ce sanctuaire à demi voilé, en est devenu le patron réel, le discret consolateur par son élégante et riche parole, attentif qu’on l’a vu, et dévoué et compatissant à toute poésie. Et si cela donnait idée de comparer aujourd’hui les deux poètes dans leur forme actuelle de talent, on trouverait, ce me semble, que, quand l’un épand à nappes de plus en plus débordées une onde vaste, épanouie, inondante parfois, l’autre au contraire distille une eau fine, chargée de sels précieux, et aussitôt cristallisée dans la fraîcheur de la grotte en aiguilles multiples, bigarrées, ingénieuses, étincelantes. Quant aux différences de situation ou de talent, qui séparent présentement M. de Vigny de M. Hugo, elles sont assez marquées d’après ce qui précède, pour que je croie inutile de les particulariser.

Dans son récent volume, qui est un retour de souvenir vers le passé, M. de Vigny a laissé le poète pour s’occuper du soldat, cet autre paria, dit-il, des sociétés modernes. Trois histoires successives, Laurette, la Veillée de Vincennes et le Capitaine Renaud, nous amènent, à travers un savant labyrinthe concentrique et par de délicieux méandres, à un but philosophique et social élevé. L’auteur énonce sur l’état arriéré des armées, sur leur transformation nécessaire, des idées miséricordieuses et équitables, les vues d’un philosophe militaire qui a profité de toutes les lumières de son temps et qui s’est souvenu de Catinat. Ce qu’il dit de la responsabilité, de l’abnégation, est d’une belle et sombre profondeur ; il a touché, en sceptique respectueux, en artiste pathétique, à des mystères de morale qui ont par momens ému sans doute bien des cœurs guerriers. Ses conclusions sur l’honneur, seule vertu humaine encore debout, seule religion, dit-il, sans symbole et sans image au milieu de tant de croyances tombées, les espérances qu’il fonde sur ce seul appui fixe de l’homme intérieur, sur cette île escarpée (disait Boileau), solide encore, selon M. de Vigny, dans la mer de scepticisme où nous nageons ; cet acte de foi en désespoir de cause sied à notre poète ; il s’est peint en personne plus qu’il n’imagine dans cette invocation à un culte