Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/38

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
34
REVUE DES DEUX MONDES.

pacifique et je ne comprenais rien à cette politesse. — Mais un gros vieux marin me donna un coup de coude et me dit : Voilà qui va mal. En effet, après nous avoir laissé bien courir devant elle, comme des souris devant un chat, l’aimable et belle frégate arriva sur nous à toutes voiles et sans daigner faire feu, nous heurta de sa proue comme un cheval du poitrail, nous brisa, nous écrasa, nous coula et passa joyeusement par-dessus nous, laissant quelques canots pêcher les prisonniers desquels je fus, moi, dixième sur deux cents hommes que nous étions au départ. La belle frégate se nommait la Naïade, et pour ne pas perdre l’habitude française des jeux de mots, vous pensez bien que nous ne manquâmes jamais de l’appeler depuis la Noyade.

J’avais pris un bain si violent, que l’on était sur le point de me rejeter comme mort dans la mer, quand un officier qui visitait mon portefeuille y trouva la lettre de mon père que vous venez de lire et la signature de lord Collingwood. Il me fit donner des soins plus attentifs ; on me trouva quelques signes de vie, et quand je repris connaissance, ce fut, non à bord de la gracieuse Naïade, mais sur la Victoire (the Victory). Je demandai qui commandait cet autre navire. On me répondit laconiquement ; lord Collingwood. Je crus qu’il était fils de celui qui avait connu mon père ; mais quand on me conduisit à lui, je fus détrompé. C’était le même homme.

Je ne pus contenir ma surprise quand il me dit, avec une bonté toute paternelle, qu’il ne s’attendait pas à être le gardien du fils après l’avoir été du père, mais qu’il espérait qu’il ne s’en trouverait pas plus mal ; qu’il avait assisté aux derniers momens de ce vieillard, et qu’en apprenant mon nom, il avait voulu m’avoir à son bord ; il me parlait le meilleur français avec une douceur mélancolique dont l’expression ne m’est jamais sortie de la mémoire. Il m’offrit de rester à son bord sur parole de ne faire aucune tentative d’évasion. J’en donnai ma parole d’honneur, sans hésiter, à la manière des jeunes gens de dix-huit ans, et me trouvant beaucoup mieux à bord de la Victoire que sur quelque ponton. Étonné de ne rien voir qui justifiât les préventions qu’on nous donnait contre les Anglais, je fis connaissance assez facilement avec les officiers du bâtiment, que mon ignorance de la mer et de leur langue amusait beaucoup, et qui se divertirent à me faire connaître l’une