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que l’on trouve en Bretagne comme ailleurs, quoique plus rarement, espèces de fonctionnaires publics tonsurés, qui font les affaires du bon Dieu comme le percepteur fait celles du gouvernement. En nous apercevant, il tira son tricorne, s’avança vers nous avec un gros rire jovial, et lia conversation avec Frantz, qu’il connaissait. Nous sûmes de lui qu’il était venu voir une statue de Vierge que Jahoua sculptait pour son église. Il se plaignait beaucoup de la négligence du menuisier, qui le faisait attendre depuis six mois.

— Il faut pardonner quelque chose à Jahoua, lui dis-je ; ce n’est pas un homme ordinaire.

— C’est vrai, me répondit le curé en baissant la voix ; le pauvre diable est aux trois quarts fou.

Cependant le menuisier était allé prendre au fond de sa maison son ouvrage, et l’avait apporté près du seuil, afin qu’on pût le voir plus distinctement. Là, il enleva les toiles qui l’enveloppaient, et nous aperçûmes une Vierge presque achevée.

Mon premier mouvement fut un mouvement de surprise. L’idée de la vierge Marie s’était tellement liée, dans mon esprit, à certaines formes raphaëlesques, que je ne la reconnus pas dans l’œuvre de Jahoua. Je m’attendais à voir, comme d’habitude, une jeune femme aux yeux baissés, tenant entre ses bras un enfant nu et riant. Cependant, cette première impression de désappointement une fois passée, je me mis à examiner en détail l’œuvre du menuisier, et, en me dégageant insensiblement de mes souvenirs, sa pensée commença à se révéler à moi. La mère de Dieu était assise dans une posture affaissée. Son fils dormait, attaché à son sein, de telle sorte que son visage se trouvait complètement caché. Les traits de la Vierge portaient l’empreinte d’une inquiétude douloureuse et épouvantée. Un mouvement convulsif de ses bras ramenait l’enfant vers son cœur, comme si elle eût voulu le cacher ou le dérober à quelque danger. Son visage, sur lequel brillait, à travers l’inquiétude, je ne sais quelle bonté simple et forte ; son mouvement vrai, mais lourd, toute son attitude lui imprimait un caractère breton, que complétait son costume de femme kernewote. Je regardai long-temps cette conception puissante et neuve, et à mesure que je l’étudiais, la pensée de Jahoua m’apparaissait distincte et lumineuse. Jusqu’alors, je n’avais vu que la mère de Jésus ; ici j’avais sous les yeux la mère du Christ. C’était bien Marie, Marie oppressée sous le poids de cet enfant qu’elle allaite, et qui est un Dieu ; Marie confondue devant le grand mystère auquel elle est mêlée, ayant peur d’elle-même et de son fils, parce qu’elle sent qu’elle est hors des voies humaines, et que quelque