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INDUSTRIE ET COMMERCE DE LA BRETAGNE.

contraire vous trouvez le gaillard d’avant silencieux, et si vous y voyez les hommes de quart se promener, les bras sur la poitrine et la tête renfoncée dans les épaules, comme des ours blancs dans leurs cages, vous pouvez affirmer que vous êtes au milieu d’un équipage breton. Ce n’est que dans l’orgie, lorsque le vin-de-feu leur dévore les entrailles, que ces hommes de fer s’émeuvent, et que les passions, habituellement engourdies, entrent en fusion au fond de leurs cœurs et débordent au dehors. Alors, rien ne leur fait obstacle. Ce sont des bêtes féroces qui ont brisé leur muselière ; ne cherchez pas à les combattre, mais songez à vous en garer ; attendez que les tigres aient digéré et dormi. Avec l’ivresse, toute cette fureur tombera ; cette lave rentrera dans le cratère, s’y figera, et, au lieu de bêtes sauvages, vous ne trouverez plus que des bœufs paisibles, tendant la tête au joug.

Ces paroxismes bachiques auxquels il faut laisser cours, naissent d’une manière certaine à la fin de chaque voyage. Ils sont, sans doute, le résultat des longues privations auxquelles les équipages sont soumis pendant toute la campagne. Du reste, à cet égard encore, les vieilles traditions se perdent chaque jour. Il y a eu un temps où les matelots, pris de la fièvre de terre, désertaient en masse de leur navire, et tombaient dans la ville, comme sur le gaillard d’un vaisseau pris à l’abordage. Alors il fallait fermer les boutiques et rester chez soi, car les rues étaient en état de siége et les bourgeois proscrits. Le temps se passait à boire, à casser des bouteilles, à éreinter des filles, à défoncer des comptoirs d’auberges, à assommer des patrouilles de pousse-cailloux, et enfin, au bout de trois jours, quand les bourses étaient à sec, chaque matelot retournait au navire, l’habit en lambeaux et l’œil poché, recevoir les vingt-cinq coups de corde obligés. C’étaient là les beaux jours de la marine française. Alors, comme le disent les anciens, on avait de l’agrément ; mais aujourd’hui, tout ce joyeux et dramatique désordre a fait place à une discipline de caserne. Les orgies d’arrivées elles-mêmes, ont été organisées réglementairement. Les matelots viennent demander gravement, à tour de rôle, et le chapeau à la main, la permission d’aller s’enivrer à terre ; les canotiers sont commandés de corvée pour les conduire et les ramener du cabaret. Ils s’y enivrent sans bruit, et, quand ils ont tout bu, ils font cirer leurs souliers, achètent un bouquet de violettes, et reviennent à bord comme des écoliers dont les vacances sont finies ; et tout cela se fait sans révolte, sans bataille, sans frénésie, avec une sorte d’innocence pastorale. Une orgie n’a plus rien d’aventureux ; on n’y va plus comme à un combat, mais comme à une faction ; c’est triste et bête.