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Ces paroles sont graves sans doute ; elles autorisent bien des hésitations, elles donnent bien de la force à l’opinion contraire à celle que l’on défend ici. Ne peut-on faire remarquer cependant que la Russie à Constantinople eût été un coup plus grave porté à l’Angleterre que le blocus continental ? Et si la possession de cette capitale suggérait des craintes pour l’avenir, un remaniement de l’Europe occidentale n’eût-il donc pu les dissiper ? Le véritable motif de l’opinion de l’empereur, c’est que, malgré sa foudroyante perspicacité, il se faisait quelques illusions sur la viabilité de l’empire ottoman, illusions qui ne sont possibles désormais qu’avec un parti pris.

Quant à la restauration d’un royaume de Pologne, ce puissant génie en comprit la véritable importance, pour l’honneur de la politique française devant l’Europe et devant l’histoire : aussi jusqu’à son dernier jour berça-t-il le monde de cette espérance dont on doit lui reprocher sévèrement d’avoir différé l’accomplissement, sans qu’on puisse lui imputer le crime de l’avoir jamais abandonné. Pour jeter quelque popularité sur l’expédition de 1812, il l’appelait dans ses proclamations la guerre polonaise, comme pour dire la guerre européenne, la guerre sacrée[1] ; et quand, sur le rocher de Sainte-Hélène, il se drape pour la postérité, c’est par cette féconde pensée qu’il se complaît à expliquer tout ce qu’il y a d’obscur et d’incohérent dans l’ensemble de ses actes. Celui qui commença sa carrière par rayer Venise de la liste des nations, qui écrasa l’Europe sous la France, pour fouler celle-ci de son talon, se pose là comme le fondateur prochain d’un équilibre nouveau, préparé de longue main, et dont le germe inaperçu reposait au fond des actes qui soulevèrent contre lui les plus vives irritations. Le grand homme veut en imposer à l’histoire et peut-être à lui-même ; on dirait que, devinant la vanité de sa gloire, il aspire à la troquer contre une autre.

La France aura quelque chose d’irrémissible à expier, tant que le crime de 1772 n’aura pas été effacé par des stipulations généreuses. Cet attentat médité par Catherine, au milieu de ses philosophes et de ses amans, qui trouva dans Frédéric un trop facile complice, et dont la perpétration, de l’aveu de Marie-Thérèse, imprima sur son noble règne une tache indélébile ; cet attentat où la ruse se combine avec la

  1. Les articles secrets du traité conclu avec l’Autriche au mois de mars 1812 renferment en effet des stipulations relatives à l’échange des provinces illyriennes, dont Napoléon s’était réservé le droit de disposer, contre une portion équivalente de la Pologne autrichienne. — Schoël, tome x.