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HISTOIRE LITTÉRAIRE.

montrer que l’Espagne a eu des poètes lyriques : elle a eu des faiseurs d’odes ; où n’y en a-t-il pas ? mais de lyriques véritables, comment en aurait-elle eu, toute occupée qu’elle a été, dans toute sa carrière, de la réalité temporelle des choses ? Ne m’apportez pas quelques imitations des Italiens ou des Français, pour me faire croire qu’elle a des poètes tragiques : la tragédie a manqué à l’Espagne ; la haute tragédie ne peut exister sans employer à un certain degré l’élément lyrique. L’Espagne a eu des comédies, des tragi-comédies, à la bonne heure ; mais elle n’a pas pu avoir de tragédie. M. Viardot attribue à un égarement du génie de Lope de Véga la confusion de la tragédie et de la comédie, confusion qui aurait empêché la première de se développer, et l’aurait atrophiée au profit de la dernière ; mais dire que Lope de Véga a fait cela, c’est convenir que le génie espagnol n’a pu parvenir à séparer ces deux genres, et à créer la tragédie.

Quand est venu le romantique, il y a une douzaine d’années, on a pris l’habitude de faire marcher ensemble contre les classiques, Shakspeare, Lope de Véga et Caldéron. C’est l’esprit de parti littéraire qui a ainsi réuni les deux grands auteurs dramatiques de l’Espagne au grand tragique anglais. Certes on peut rapprocher Lope et Caldéron de Shakspeare, sous le rapport purement dramatique et sous le rapport de la forme ; on peut leur trouver une abondance et même une force de conception semblable à la sienne ; on peut admirer chez eux cette variété infinie du drame et même, jusqu’à un certain point, cette variété et cette vérité de caractères que l’on admire dans Shakspeare : mais il restera toujours une ligne profonde de séparation entre le poète philosophe de l’Angleterre et les poètes de comédies romanesques qui ont fait dire la comédie espagnole et le genre espagnol. Entre la poésie du fini, telle que l’ont cultivée avec tant de hardiesse et d’éclat Lope et Caldéron, et la poésie de l’infini, qui perce partout dans l’auteur d’Hamlet, il y a un abîme de séparation. Ce sont là deux poésies différentes : nous ne voulons pas proscrire l’une au nom de l’autre ; mais nous disons que ce n’est pas les sentir que de les confondre. Les deux seules poésies véritables qui puissent exister méritent bien d’être distinguées l’une de l’autre.

On a fait dernièrement une distinction entre la poésie du cœur et la poésie du monde physique, la poésie de la matière. Cette distinction est bonne pour la circonstance où elle a été faite. Nous avions une école qui semblait faire consister toute la poésie dans la description :

Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales.