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HOMMES D’ÉTAT DE LA FRANCE.

un succès pour lui seul et non pour sa cause ; son discours, qui avait été composé dans ce but, amusa tout le monde, mais il ne persuada personne. Il est vrai que, pour lui, c’était déjà beaucoup que d’être écouté.

Il subtilisa sur les intérêts de la société, fit des distinctions ingénieuses sur la valeur des idées, qui augmente, en littérature, quand elles appartiennent à peu de gens, et en politique, seulement quand elles deviennent la propriété de tout le monde. On attaquait surtout la chambre héréditaire par cet axiome que les lumières ne se transmettent pas ; mais lui répondit qu’il y a deux à trois cents familles dans la pairie, et que ce qui ne vient pas à l’une vient à l’autre, car, ajouta-t-il gaiement, permettez-moi de vous le dire, si les gens d’esprit sont exposés à faire des sots, les sots sont aussi exposés à faire des gens d’esprit. Puis, il cita les Médicis et lord Chatam que son fils Pitt avait surpassé en célébrité ; et à ce propos, il débita une longue histoire du petit Pitt, qu’on plaçait, à six ans, sur une table, et qui récitait des morceaux de tous les orateurs anglais. Et parlant ainsi, en débitant sa longue leçon, M. Thiers, dans sa petite taille, qui permettait à peine d’apercevoir sa tête au-dessus du marbre de la tribune, avec sa parole enfantine, et son accent provençal, qui terminait chacune de ses phrases par un chant monotone, M. Thiers ressemblait lui-même au petit Pitt, monté sur une table, et émerveillant les auditeurs par les prodiges d’une mémoire inouie. Mais la ressemblance s’arrête là, car le petit Pitt est descendu de sa table pour devenir un grand ministre, et je ne crois pas qu’il en arrive jamais autant à M. Thiers. Je vais m’expliquer.

Ce qui manque au talent de M. Thiers, c’est l’élévation. Un homme ne domine les autres hommes que par cette qualité. L’effet de la parole de Benjamin Constant n’était-il pas universel ? ses discours ne firent-ils pas une vive impression sur les masses ? Qui s’élevait plus haut par la pensée que Benjamin Constant ? Qui ouvrait une plus large perspective que lui, quand il abordait un sujet ? Pendant vingt ans, Benjamin Constant a été l’homme du parti populaire ; il n’est pas une seule des questions qui s’agitent aujourd’hui, qu’il n’ait traitées dans ses écrits et à la tribune, et partout il a porté la lumière de son génie ; il s’est