Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 5.djvu/242

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
238
REVUE DES DEUX MONDES.

nations. L’action du sol et de l’atmosphère est plus sensible et plus réelle sur des peuplades peu habiles, sans habitations fixes, toujours en contact avec l’air, les eaux et la terre, que sur les peuples modernes, où les sciences et l’industrie ont donné à l’homme tant de moyens de se défendre contre les agens extérieurs. Hippocrate eut certainement une vue grande et profonde des choses ; et Montesquieu, qui l’a adoptée et reproduite, aurait dû y faire quelques restrictions, devenues nécessaires par le progrès des ans et de la puissance de l’humanité.

On ne peut se refuser à croire que les modifications que la vie des hommes reçoit de tout ce qui constitue la civilisation, ne prennent une part dans la production de certaines maladies et dans les altérations pathologiques que nous voyons amenées par le cours des siècles. Mais je crois qu’il est impossible d’attribuer à cette cause unique toutes les grandes épidémies que signale l’histoire, et qu’il faut chercher une influence plus générale survenue dans des conditions encore inconnues du globe lui-même, de son atmosphère et de ses fluides impondérables.

L’influence des vastes épidémies est évidente sur les mœurs ; mais elle n’est pas favorable. La vie paraît alors si précaire, qu’on s’empresse de jouir de ces heures qui vont peut-être cesser bientôt. Les grandes calamités ont pour effet, en général, de laisser prédominer l’égoïsme et l’instinct de conservation à un point qui efface tout autre sentiment et change l’homme en une espèce de bête malfaisante. Rappelons-nous les naufrages, les famines, les désastres comme la retraite de Moscou ; alors une seule idée préoccupe, c’est celle du salut ; et pour se conserver, on commet les actions les plus cruelles. Dans les épidémies, le même instinct se fait sentir, le même égoïsme se manifeste, et d’une part il conduit à l’abandon des attachemens les plus chers et de l’autre à une jouissance précipitée de tous les plaisirs ; négligence de nos devoirs envers les autres et recherche désordonnée de nos plaisirs, tels sont en effet les caractères de l’égoïsme, en tout temps, mais qui deviennent plus frappans en temps de peste. Ce spectacle fut donné par Athènes, quatre siècles avant J.-C. Il le fut encore davantage dans la peste noire du xive siècle ; à cette dernière époque on vit d’une part un esprit de pénitence s’emparer des populations, et de l’autre, les plus effroyables cruautés être exercées, à l’occasion d’absurdes soupçons. Ce mélange singulier vaut la peine d’être raconté ; j’en emprunte les principaux traits au livre de M. Hecker, sur la peste noire.

Le malheur est superstitieux ; aussi les imaginations des hommes du moyen-âge s’ébranlèrent-elles à l’aspect des désastres que la peste noire leur apporta. Les flagellans, qui s’étaient montrés déjà dans le courant du siècle précédent, reparurent d’abord en Hongrie, et puis bientôt