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NAPOLÉON.

pensée. Il y a des passages (toute la ballade de la Bohémienne) d’une mélodie simple, naïve, monotone, chantante ; mais le plus souvent, c’est une rapidité fougueuse, infatigable, effrénée, comme une course de chevaux de l’Ukraine. Le poète n’a pas inventé, comme on l’a dit, des rhythmes nouveaux ; il n’a imprimé à la versification française aucune modification technique, comme l’ont fait Ronsard, Malherbe, et de nos jours M. Hugo ; mais dans son poème, au milieu de nombreux hasards et de quelque inexpérience, il a mainte fois monté avec bonheur le char ailé qui se formait de lui-même sous lui.

Des deux grands poètes, qui ont, jusqu’ici chanté Napoléon, à savoir Béranger et Victor Hugo, si M. Quinet n’a pas, à beaucoup près, atteint le premier dans le sentiment discret, et justement saisi, de la renommée populaire de son héros, il n’a pas non plus égalé le profil si net, si ferme, si vivement taillé en ivoire ou en airain, qu’en a souvent tracé le second. Il est vrai qu’il faut lui tenir compte, en le comparant avec l’un, du souffle et de l’ampleur continue qu’il déploie ; et en le comparant avec l’autre, de la pensée et de la moralité idéale, qui, bien que parfois nuageuse, tend toujours à racheter ces imperfections de forme. Le Napoléon de M. Quinet a plus d’un beau mouvement cornélien, comme quand il dit :


Deux mondes sont ici qu’en tout je vois paraître ;
Ou Brutus, ou César, lequel vaut-il mieux être ?
C’est là tout le débat. Brutus, homme de bien ;
César, ame du monde : il en est le lien.
César n’a point d’égal ; Brutus n’a point de vices.
Qu’en penses-tu, mon ame ? Il faut que tu choisisses.

Brutus est la victime et meurt avec sa foi ;
César est le tyran et fait vivre sa loi.
Brutus est la vertu ; César est la puissance.
Mon ame, achève donc, et quitte la balance.
Brutus est le mortel qui survit par hasard ;
César le dieu sur terre… Ah ! je serai César.


Mais, malgré ces simples et graves momens, le Napoléon de M. Quinet est un peu nuageux de profil ; il a quelque chose des héros d’Ossian, ou encore d’un héros de l’Orient nous arrivant par les Niebelungen. On ne sait pas bien physiquement où il se termine, où