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DU BONHEUR.

toi devait se transformer, pour tout homme naturellement froid, en prudence égoïste pleine de vide et d’ennui, et, pour tout homme naturellement passionné, en amour déréglé des créatures. C’est ce qui est arrivé, et c’est ce qui arrivera toujours.

Le Platonisme ouvrait également deux routes différentes. Aime Dieu, dit Platon, aime la Beauté, la Bonté céleste, dont tu es sorti et où tu retournes. Si tu n’aimes pas ce but, tu chercheras vainement ton bonheur dans les créatures : tu ne trouveras jamais la subsistance de ton ame ; car ton ame ne peut se nourrir que du beau. On pouvait entendre ce précepte de deux façons : ou comme le navigateur, qui suit sa route avec les étoiles et contemple le ciel pour se diriger, ou comme l’astronome, qui ne regarde que le ciel et ne songe pas à la terre. On pouvait, ainsi que Platon l’indique assez positivement, chercher le beau à travers le monde, par le moyen du monde, dans le monde, l’extraire du monde, et le renvoyer au monde. On pouvait aussi ne considérer que l’objet, Dieu, la Beauté infinie, croire qu’on pouvait se mettre immédiatement en rapport avec elle indépendamment du monde, et l’appeler si passionnément, que tout disparût devant cet élan. C’est ce qu’a fait le Christianisme.

La maxime de Platon était : « Fais effort pour devenir semblable à Dieu autant que cela est en ton pouvoir : » ὄμοιος θεῷ ϰατὰ τὸ δυνατόν. Les chrétiens ont retranché cette condition restrictive qui conservait la nature et la vie. Ils ont voulu comme les stoïciens un Salut prompt, rapide, instantané. Ils ont dit au monde, comme le sage de Sénèque : Non placet. Liceat eo reverti unde venio[1].

En cela, suivant nous, le Christianisme s’est profondément éloigné du Platonisme.

Il s’en est encore profondément éloigné sur un autre point, et cette déviation était la conséquence de la première. Platon avait dit : Nous avons deux moyens pour remonter à Dieu, la Raison et l’Amour. Les chrétiens, se séparant du monde, ont dû négliger le libre arbitre, et ne reconnaître que la Grace. C’est la doctrine de saint Paul et de saint Augustin ; et, quelque effort qu’on ait fait pour conserver le principe de la Raison libre, c’est la vraie doctrine du Christianisme.

  1. Ép. lxx.