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LETTRES SUR LA SICILE.

Il fallait qu’il fût susceptible de s’enthousiasmer pour une grande pensée, capable de comprendre ce que le génie proposait, et disposé à des sacrifices pour l’exécuter. Souvent un grand monument est l’expression d’une grande qualité nationale, et de même que les églises gothiques du moyen-âge prouvent la foi de l’époque qui les a élevées, de même les temples de Sélinonte rappellent à la mémoire l’immense développement moral donné par la civilisation antique aux peuples d’origine grecque.

Les édifices sacrés de Sélinonte se sont écroulés sur leurs dieux, mais leurs débris jonchent le sol, et l’on y voit des files de gigantesques colonnes tombées sans se briser, et couvrant la terre au rang et à la place qu’elles occupaient debout. Sans doute, elles ont été renversées par un affreux tremblement de terre, dont on ignore l’époque. Peut-être ce désastre a-t-il frappé la ville aux temps de sa plus grande prospérité. La nature mobile du terrain léger et sablonneux sur lequel s’élevait Sélinonte, a dû contribuer également à la ruine de ses temples. On découvre çà et là à fleur de terre les fondations de maisons avec des seuils formés d’énormes quartiers de pierre, et donnant sur des rues dont on reconnaît les traces. Les grands édifices paraissent avoir eu, dans le moyen-âge, le même sort que le temple de Ségeste ; on y reconnaît des débris de briques qui ne peuvent provenir des temples : ils ont sans doute appartenu à des foyers éphémères, relevés un moment sur les ruines par une population grossière. L’ensemble des restes de Sélinonte forme un tableau triste et mélancolique ; leurs tons clairs les feraient prendre pour des matériaux destinés à une construction, si on ne les voyait entassés pêle-mêle et couverts de lianes, d’arbousiers, d’aloës et de petites palmettes à éventail, qui y croissent en prodigieuse quantité, et d’après lesquelles Virgile donnait à Sélinonte l’épithète Palmosa[1]. Du reste, point d’arbres, une végétation très basse, mais touffue, ayant une immense variété de tons tranchans, une atmosphère brûlante et parfaitement calme, un ciel bleu foncé, une mer plus azurée même que celle de Naples, des terrains et des roches calcinées couleur d’ocre, et sur lesquels on voit glisser légèrement des milliers de lézards d’un vert

  1. Le nom même de Sélinonte dérive d’une plante, le persil, qui y est très abondante, et qu’on appelle, en grec, σελινον.