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en quoi que ce soit son affection, et pour croire que je l’aie déjà. Toutefois, si grandes sont ses vertus, que je commence à trouver de moins en moins fastidieuse la vie de courtisan[1]. » On s’attriste en voyant le peu qui séparait ces confidences si pleines d’incertitude de l’effort de résolution qu’il eût fallu faire pour échapper à la cour. Hélas ! ce faible intervalle, c’était la distance d’une vie paisible et honorée à la mort sur l’échafaud !

L’amitié de Henry viii pour son malheureux favori avait toute la vivacité d’un goût exclusif, toute l’importunité d’une tyrannie. Tous les jours de fête, — ils étaient nombreux alors, — après avoir fait ses dévotions, il l’envoyait quérir, et s’enfermait avec lui dans son cabinet ; il le faisait causer sur les sciences, la théologie, les lettres, et quelquefois sur l’administration de Wolsey, qu’il aimait à entendre critiquer, comme tous les rois qui ne peuvent se passer ni se débarrasser d’un principal ministre. D’autres fois, quand les nuits étaient belles, ils se promenaient sur les plombs du palais, et là, ils discouraient ensemble d’astronomie, des mouvemens et des révolutions des planètes, science que Morus avait apprise dans sa jeunesse, et qui faisait partie à cette époque d’une éducation complète. La reine partageait le goût de son mari pour Morus. Il leur arrivait souvent de le faire appeler à leur souper, et de lui donner place à la table royale. Morus les amusait par ses bons mots et par cette conversation semée de saillies qui rompait si agréablement un tête-à-tête conjugal dont Henry viii commençait à être las. Le plus honnête homme de l’Angleterre faisait ainsi le métier de fou du roi. Ce qu’on aimait de lui, ce n’était pas sa vertu dont on se servit quelquefois, tout en en supportant mal les scrupules ; c’était son côté le plus frivole et le moins estimable. Cela est si vrai qu’il n’eut pas d’autre moyen pour échapper à l’obsession croissante de cette amitié, que d’être plus sobre de bons mots et d’affecter une sorte de stérilité d’esprit, que, du reste, sa vie, devenue plus sombre, ne devait lui rendre que trop facile.

En remontant la Tamise, à deux milles de Londres, est le village de Chelsea, dont l’église, bâtie sur le bord de la rivière, est visitée pour la chapelle qu’y fit construire Morus, dans l’aile méridionale, en 1520, et où fut enterré son corps séparé de la tête. C’est

  1. Life of Morus, by his grandson.