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THOMAS MORUS.

soires de ce travail. J’avais beau tenir compte du préjugé philosophique dans Voltaire et Hume, d’un peu d’incurie et de facilité à s’en rapporter à l’opinion commune dans Mackintosh, de la partialité protestante dans Burnet ; les exagérations de chaque commentaire détruisaient-elles nécessairement le fait qui y donnait lieu ? Sans être « plus zélé pour l’église romaine, et plus persécuteur qu’aucun inquisiteur du saint office, » comme le peint l’historien Hume, ni « un barbare qui méritait le dernier supplice pour les cruautés qu’il avait commises étant chancelier, et non pas pour avoir nié la suprématie de Henry viii, » comme le représente Voltaire, ni « superstitieusement dévoué aux passions et aux intérêts des gens d’église, jusqu’à faire torturer et battre de verges, dans sa propre maison, les hérétiques, avant de les envoyer au bûcher, » comme l’en accuse à regret l’évêque Burnet, copié par tous les historiens postérieurs, Morus ne pouvait-il pas avoir succombé à la tentation de frapper ? Le fait lui-même, séparé des commentaires, ne restait-il pas dans sa triste nudité, pour la honte éternelle de l’homme et de la religion qui l’avait perverti jusqu’à en faire un meurtrier ?

Dans l’humble vie de l’écrivain, ce sont là des peines d’esprit qui l’attristent, qui le poursuivent jusqu’au milieu des siens, comme s’il s’agissait de quelque proche parent, souillé d’une grande faute, et qu’il y eût plus qu’une solidarité morale entre le biographe et son héros. Je portai plusieurs jours le poids de cette incertitude, ne pouvant pas me résoudre à adhérer, même sous la caution d’historiens illustres, à l’opinion qui faisait de mon image aimée un de ces hommes violens et communs dont les révolutions abondent, et du chancelier Morus le sanglant contradicteur de l’utopiste Morus. Enfin, las d’un doute qui devenait presque une souffrance, je commençai à incliner vers une sorte de transaction. Je me dis que, puisque le fait n’était que trop vrai, il ne me restait plus qu’à le dégager de toutes les interprétations passionnées des historiens, et qu’à réhabiliter Morus, non de sa faute, mais des aggravations de leur point de vue personnel, et de la morale particulière au nom de laquelle ils l’accusaient. Déjà je ne fouillais plus dans les vieux livres que d’une main découragée, lorsque je tombai sur le passage suivant de la correspondance d’Érasme :

« Ce fut pourtant une assez grande preuve d’une clémence singu-