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de retrouver, à côté de qualités solides, ce démon du pastiche qui me poursuit.

Ce n’est pas le manque d’une manière reconnaissable que l’on peut reprocher à M. Delacroix. C’est encore un homme, à mon avis, dont il ne faut pas chercher les défauts avec trop de sévérité. Pour parler de lui équitablement, il ne faut pas isoler ses ouvrages, ni porter sur tel ou tel de ses tableaux un jugement définitif ; car dans tout ce qu’il fait il y a la même inspiration, et on le retrouve toujours le même dans ses plus beaux succès comme dans ses plus grands écarts. J’avoue que cette identité constante, quand je la rencontre, me rend la critique difficile ; je serai aussi sévère qu’on voudra pour une œuvre qui se présente seule, qui ne tient à rien, que rien n’amène ni ne doit suivre ; mais je ne puis m’empêcher de respecter ce lien magique, cette force plus forte que la volonté même, qui fait qu’un homme ne peut lever la main, sans que sa main ne le trahisse, et sans que son œuvre ne le nomme ; je juge chaque ouvrage d’un peintre sans manière, comme je jugerais celui d’un mort ; je n’y vois rien que ce qui est devant mes yeux ; si je trouve alors un muscle de travers, un bras cassé, je suis impitoyable ; je m’écrierai que c’est détestable, insupportable, ou, pour mieux faire, je m’en irai regarder autre chose. Mais dans un talent identique, il me semble qu’en parlant du passé, je parle aussi de l’avenir ; je sens que j’ai affaire à un vivant, et en blâmant ce que je vois, j’ai peur de blâmer ce que je ne vois pas encore, ce qui va arriver tantôt ; et notez bien que M. Delacroix, de qui il s’agit maintenant, imite quelquefois. On se souvient de cette grande toile de Sardanapale, où il était clair que l’auteur avait cherché à se rapprocher de Rubens. Eh ! mon Dieu, c’était bien inutile, aussi le résultat l’a-t-il trompé. Mais c’est une belle victoire que de se tromper impunément. M. Delacroix peut demain, s’il veut, se mettre à imiter Michel-Ange, comme il a imité Rubens. Après demain, il imitera Rembrandt, et dimanche, le Caravage ; mais lundi tout sera fini ; il s’ennuiera de ce travail aride, et vaincu par sa propre force, redeviendra lui-même à son premier coup de pinceau.

Il y a dans le Saint Sébastien des défauts qui frappent le public ; je les reconnais, et ne les signalerai pas ; car le Saint Sébastien est le frère d’une famille déjà nombreuse, et je ne veux pas dire du mal