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s’obstinèrent à se gouverner eux-mêmes. Alors les sages se repentirent, mais trop tard, de ne pas s’être laissé mouiller comme tous les autres. » Alice, qui ne pouvait guère se tromper sur le sens de cette fable, demanda au lord chancelier si elle devait douter qu’il se montrât, dans l’occasion, bon ami pour son père ; Audley, pour toute réponse, lui conta une autre fable.

Il s’agissait cette fois d’un lion, d’un âne et d’un loup qui étaient allés se confesser. Le lion dit qu’il avait dévoré tous les animaux qui s’étaient trouvés sur son chemin. « Vous êtes tout pardonné, dit le confesseur, parce que vous êtes roi et que votre naturel vous poussait à cela. » L’âne vint ensuite, d’un pas humble, et dit qu’un jour, mourant de faim, il avait mangé un brin de la paille des souliers de son maître, et qu’il craignait que cela n’eût contribué à enrhumer celui-ci. Le confesseur se déclara incompétent pour prononcer sur un si grand crime, et renvoya le coupable devant l’évêque. Ce fut ensuite le tour du loup, qui reçut, pour toute pénitence, l’ordre formel de ne jamais faire de repas qui coûtât plus de six sous. Après quelques jours de ce régime, pressé par la faim ; il voit passer une vache et son veau. L’eau lui en vint à la bouche, mais la crainte de son confesseur le retenait. À la fin, il résolut de prendre sa conscience pour juge du cas. L’ayant donc interrogée, il lui fut répondu que la vache ne valait certainement pas plus de quatre sous, et, qu’en estimant le veau à moitié prix, le tout ne dépasserait pas la somme fixée par son confesseur. Et il les mangea tous deux, et il fut fort en paix avec sa conscience. » Alice ne comprit que trop le sens de cette autre fable, et elle fut si attristée qu’elle ne sut que répondre. Par la fable des fous et des sages, Audley voulait-il toucher l’humilité de Morus en lui faisant craindre que son dissentiment avec tout le monde ne fût qu’une prétention orgueilleuse ? Et par celle des cas de conscience du loup, voulait-il le mettre en défiance contre cette voix intérieure qui ne dit à tant de gens que ce que lui soufflent leurs appétits ? Du reste, le lord chancelier avait du moins le mérite, étant du côté des fous et des loups, de ne pas affecter, comme le roi son maître, l’infaillibilité ni les scrupules.

Alice écrivait ces choses à Marguerite sa sœur, qui les rapportait à Morus. C’était le sujet de conversations douces, mais tristes, entre le prisonnier et sa fille. La fable de la pluie qui rend fous tous ceux qu’elle mouille était un dicton de Wolsey que le lord Audley, peu