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chrétien par deux récluses mortes pour le monde. Les trois acteurs de cette scène bizarre s’adressaient l’un à l’autre des propos tendres, sur le sens desquels un païen se serait certainement mépris. Les noms de mère, et de sœur, dans la bouche de l’Italien, accompagnaient des mots tels que ceux-ci : ma vie, ma lumière, délices de mon ame ; et tout cela n’était, au fond, qu’une amitié exaltée, mais chaste, une sorte d’amour intellectuel[1]. À l’égard de l’abbesse, qui n’avait guère plus de trente ans lorsque cette liaison commença, l’intimité parut suspecte, et devint le sujet d’insinuations malignes. La réputation du prêtre Fortunatus en souffrit. Il fut obligé de se défendre et de protester qu’il n’avait pour Agnès que les sentimens d’un frère, qu’un amour de pur esprit, qu’une affection toute céleste. Il le fit avec dignité, dans des vers où il prend le Christ et la Vierge à témoin de son innocence de cœur[2].

Cet homme d’humeur gaie et légère, qui avait pour maxime de jouir du présent et de prendre toujours la vie par le côté agréable, était, dans ses entretiens avec la fille des rois de Thuringe, le confident d’une souffrance intime, d’une mélancolie de souvenirs dont lui-même devait se sentir incapable[3]. Radegonde avait atteint l’âge où les cheveux blanchissent, sans oublier aucune des impressions de sa première enfance ; et à cinquante ans, la mémoire des cours passés dans son pays et parmi les siens lui revenait aussi fraîche et aussi douloureuse qu’au moment de sa captivité. Il lui arrivait souvent de dire : « Je suis une pauvre femme enlevée ; » elle se plaisait à retracer dans leurs moindres détails les scènes de désolation, de

  1. V. Fortunati opera, lib. xi passim.
  2. Mater honore mihi, soror autem dulcis amore,
    Quam pietate, fide, pectore, corde, colo.
    Cœlesti affectu, non crimine corporis ullo,
    Non caro, sed hoc quod spiritus optat, amo.
    Testis adest Christus…

    (Fortunati lib. xi, carm. 6.)

  3. Quamvis docti loquax te seria cura fatiget,
    Huc veniens fiestos misce poeta jocos…
    Pelle palatinas post multa negotia rixas,
    Vivere jucundè mensa benigna monet
    .

    (Ibid. lib. vii, carm. 26 et 28.)