Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 6.djvu/337

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
333
LES NUITS FLORENTINES.

brouillait sans cesse. Le triangle de M. Turlututu ricanait quelquefois bien malicieusement ! Et madame mère frappait sa grosse caisse avec une telle colère, que sa figure étincelait sous le nuage de son bonnet noir comme une lune sanglante.

Quand la troupe se fut éloignée, je restai long-temps fixé à la même place, rêvant au sens de cette danse. Était-ce une danse du midi de la France ou une danse nationale d’Espagne ? Le caractère méridional se peignait assez dans l’emportement avec lequel la danseuse jetait de côté et d’autre sa frêle taille, et dans les mouvemens frénétiques de sa tête, qu’elle renversait quelquefois en arrière, à la manière de ces bacchantes échevelées que nous voyons avec étonnement dans les reliefs des vases antiques. Sa danse avait alors quelque chose d’involontaire, d’enivré, de fatal ; elle dansait comme la Destinée. N’étaient-ce pas les fragmens de quelque antique pantomime ? Ou n’était-ce qu’une histoire privée ? Parfois la jeune fille se penchait vers la terre, comme pour écouter si elle n’entendait pas une voix monter vers elle… Elle tremblait alors comme la feuille du peuplier, se repliait à la hâte en sens contraire, et accomplissait les sauts les plus extravagans, les plus déréglés, puis rapprochait de la terre une oreille plus inquiète qu’auparavant, faisait un signe de tête, devenait rouge, redevenait pâle, frissonnait, demeurait un instant droite comme un cierge, immobile comme la pierre, et faisait enfin le geste de quelqu’un qui se lave les mains. Était-ce du sang qu’elle croyait enlever avec tant de soin ? Elle accompagna cette action d’un regard si suppliant, si attendrissant !… Et le hasard voulut que ce regard tombât sur moi.

Toute la nuit suivante, je pensai à ce regard, à cette danse, au bizarre accompagnement, et quand, le lendemain, je me lançai comme à l’ordinaire dans les rues de Londres, j’éprouvai le désir le plus ardent de rencontrer de nouveau la jolie danseuse, et j’écoutais toujours si je n’entendais point quelque part une musique de grosse caisse et de triangle. J’avais enfin trouvé à Londres quelque chose qui m’intéressât, et je n’errais plus sans but dans ses rues béantes. Je venais de sortir de la Tour et j’y avais observé attentivement la hache avec laquelle fut décapitée Anne de Boleyn, les diamans de la couronne d’Angleterre, ainsi que les lions, quand je retrouvai sur la place de la Tour, au milieu d’une grande foule, madame mère et sa grosse caisse, et j’entendis M. Tur-