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Les touches semblaient saigner. Si je ne me trompe, il joua un passage de la Palingénésie de Ballanche, dont il traduisit les idées en musique, chose fort utile pour ceux qui ne peuvent lire dans l’original les œuvres de ce célèbre écrivain. Puis il joua la Marche au supplice, de Berlioz, admirable morceau que ce jeune musicien écrivit, je crois, le matin du jour de ses noces. Ce ne fut dans toute la salle que visages pâlissans, seins oppressés, respiration précipitée pendant les pauses, et enfin applaudissemens forcenés. Ce fut ensuite avec une joie plus folle qu’elles se livrèrent à la danse, les willis du salon, et j’eus peine, au milieu de la bagarre, à me réfugier dans une pièce voisine. On y jouait. Sur de grands fauteuils reposaient quelques dames, qui regardaient les joueurs ou faisaient mine de s’intéresser au jeu. En passant auprès d’une de ces dames, mon bras frôla sa robe, et j’éprouvai, depuis la main jusqu’à l’épaule, un tressaillement semblable à une légère secousse électrique. Une commotion de même nature, mais de la plus grande force, agita mon cœur, quand je vis la figure de la dame. Est-ce elle ou n’est-ce pas elle ? C’était bien le même visage, semblable à une antique par la forme et la couleur, si ce n’est qu’il avait un peu perdu de sa pureté et de son éclat de marbre. L’œil exercé pouvait remarquer sur le front et sur les joues de petits défauts, peut-être de légères marques de petite vérole, qui faisaient l’effet de ces taches d’intempéries qu’on trouve sur les statues qui ont été exposées quelque temps au grand air. C’étaient aussi ces mêmes cheveux noirs descendant sur les tempes en ovales lisses, comme des ailes de corbeau. Mais quand ses yeux rencontrèrent les miens, avec ce regard oblique si bien connu, dont le rapide éclair me remuait toujours l’ame d’une manière si énigmatique, je n’eus plus de doute : c’était Mlle Laurence.

Complaisamment étendue dans son fauteuil, tenant d’une main un bouquet, et s’appuyant de l’autre sur le bras du siége, Mlle Laurence était auprès d’une table de jeu, et semblait donner toute son attention aux cartes. Sa toilette était élégante et distinguée, quoique simple ; toute de satin blanc. À l’exception de bracelets en perles, elle ne portait pas de bijoux. Une grande quantité de dentelles couvrait son jeune sein, et l’enveloppait, d’une façon presque puritaine, jusqu’au cou. Dans cette décente simplicité de vêtemens, elle formait un agréable et touchant contraste avec quelques vieilles dames