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du récit ; le narrateur épique reprend souvent haleine ; sans cesse il s’interrompt comme un vieillard embarrassé dans ses longs souvenirs. Combien les chants de Dante ne sont-ils pas fréquemment coupés et brisés ! C’est pis encore dans l’Arioste, dans le Tasse, dans Camoens. Le récit, partagé en stances, a perdu là entièrement sa continuité ; il se rompt, il se renoue sans cesse ; mais jamais les paroles ne coulent plus comme le miel de la bouche du poète. Milton est peut-être le seul qui ait conservé dans sa forme quelque chose du repos et de l’abondance antique. On le dirait né d’un ange d’épouvante d’Israël, et d’une naïade de Thessalie. Dans la littérature française du siècle de Louis XIV, si l’on excepte Fénelon, les traces visibles de l’influence grecque ne paraissent pas remonter plus loin qu’à Sophocle. Les Allemands, venus les derniers, se sont épuisés en scientifiques efforts pour retrouver, dans quelques œuvres, le repos et la félicité d’Homère. Mais ils se sont bien vite lassés eux-mêmes de cette épreuve d’un jour passé sous le chaume de l’art et de la poésie patriarcale.

Aujourd’hui, l’artiste n’est pas séparé d’Homère par moins de commentaires que le croyant ne l’est de l’Évangile. Que de gloses, que de systèmes, que d’interprétations à traverser pour remonter à son sens propre et littéral ! Les modernes sont venus à bout de cacher, sous le fracas des paradoxes, cette colossale figure. Ce n’est pas sans effort que l’on repousse cette science parasite, pour retrouver la beauté toute nue du poète ; il ne faudrait pas moins que la brise d’Asie elle-même pour dissiper cette poussière des écoles.

Je me souviens qu’un jour je me trouvai au fond du golfe d’Argos. La mer brillait à l’extrémité de la rade. Des montagnes nues, évasées, cernaient l’horizon ; et d’épais nuages, poussés par le vent, refoulaient leurs ombres vagabondes au milieu de la plaine. Vers le soir, j’atteignis des collines chauves et désertes ; sur leurs flancs pendaient des murailles cyclopéennes ; à travers les ouvertures de ces murailles, on voyait de longues couleuvres qui dardaient leurs langues sur le bord des ravins. Je passai près d’une porte où était sculpté un lion, et en descendant quelques pas, je parvins à l’entrée d’un grand tombeau. Cette ville était Mycènes. Cette porte était celle par où le roi des hommes Agamemnon, avait dû passer pour