Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 6.djvu/440

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
436
REVUE DES DEUX MONDES.

sens exact des choses. Ceux qui ont commencé par l’enthousiasme confiant et innocent ont appris à force de mécomptes à connaître le mal, et souvent, en cet âge de l’expérience chagrine, ils deviennent enclins à lui faire une bien grande part. Quand M. de La Rochefoucauld ne fut plus amoureux ni frondeur, il se surfit sans doute un peu la malice humaine, contre laquelle l’excitaient encore sa goutte et ses mauvais yeux. Ceux qui l’ont pris d’abord de très haut avec les choses, et qui ont été d’âpres stoïciens et des rêveurs sombres avant vingt-cinq ans, se rabattent, au contraire, en continuant de vivre et deviennent plus indulgens, plus indifférens du moins. L’auteur de Werther, s’il a jamais un moment ressemblé à son héros, serait une belle preuve de cet apaisement graduel, dont on pourrait citer d’autres exemples moins contestables. Mais les esprits essentiellement critiques et moralistes n’ont le plus souvent besoin ni de grands mécomptes ni de désabusemens directs pour arriver à leur plein exercice et à leur entier développement. Ils sont moralistes en un clin d’œil, par instinct, par faculté décidée, non par lassitude ni par retour. Boileau n’eut pas besoin de traverser de vives passions et des torrens bien amers pour tremper et appliquer ensuite autour de lui son vers judicieux et incisif. Malgré le peu qu’on sait de la vie de La Bruyère, je ne crois pas qu’il ait eu besoin davantage de grandes épreuves personnelles pour lire, comme il l’a fait, dans les cœurs. Cette faculté-là, cette vue se déclare dès la jeunesse en ceux qui en sont doués. Vauvenargues nous apparaît de bonne heure un sage. Dans cette famille illustre et sérieuse des moralistes, qui, de La Rochefoucauld et de La Bruyère, se continue par Vauvenargues et par Duclos, Mme Guizot est l’auteur le dernier venu, et non, à ce titre, apprécié encore.

Le moraliste, à proprement parler, a une faculté et un goût d’observer les choses et les caractères, de les prendre n’import par quel bout selon qu’ils se présentent, et de les pénétrer, de les approfondir. Pour lui, pas de théorie générale, de système ni de méthode. La curiosité pratique le dirige. Il en est, pour ainsi dire, à la botanique d’avant Jussieu, d’avant Linnée, à la botanique de Jean-Jacques. Ainsi, toute rencontre de société, toute personne devient pour lui matière à remarque, à distinction ; tout lui est point de vue qu’il relève. Son amusement, sa création, c’est de regarder autour