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ÉCRIVAINS CRITIQUES ET MORALISTES FRANÇAIS.

connu, il serait possible de noter quelque trait qui se rapprocherait du genre de Mlle de Meulan, celui-ci par exemple, que « l’esprit est comme ces instrumens qui surchargent et fatiguent la main qui les porte sans en faire usage. » Mais en général la méthode est distincte et même opposée. Une certaine passion, comme chez Helvétius, du bonheur universel, une croyance animée au vrai et un zèle de le produire (qui n’était pas encore venu à Mlle de Meulan), émeuvent cette lente analyse, circulent en ces pages abstraites, y mêlent en maint endroit la sensibilité et une sorte d’éloquence qui touche d’autant mieux qu’elle est plus contenue. Que le portrait de l’homme bienveillant et sensible a d’attrait austère ! Et toutes les fois qu’elle a à s’occuper de l’amour, avec quelle complaisance grave et triste elle le fait ! et comme cette coupe enchantée qui termine trahit bien l’irrémédiable regret jusqu’au sein des spéculations de la sagesse : Mme de Condorcet avait reçu la passion et le flambeau du xviiie siècle. Mlle de Meulan n’en avait que le ton, le tour, certaines habitudes de juger et de dire ; la passion, à elle, devait lui venir d’ailleurs.

Il serait agréable à coup sûr, mais trop minutieux et trop long, de relever dans les articles non recueillis de Mme Guizot la quantité de droites et fines observations dont elle a marqué chaque auteur. Quoique la critique littéraire ne soit jamais le principal pour elle, elle y a laissé des traces que je regretterais de voir à jamais effacées. Duclos n’a jamais été mieux atteint de tout point que dans un feuilleton du 6 août 1810 : Boileau est placé à son vrai degré de supériorité en plusieurs feuilletons de pluviôse an xiii. Elle n’était pas, comme esprit, sans quelque rapport avec lui, Boileau, sauf la prédominance, en elle, du côté de moraliste sur le côté littéraire. Elle savait à merveille la littérature anglaise, et en possédait les poètes, les philosophes ; on la pourrait rapprocher elle-même d’Addison et de Johnson, ces grands critiques-moralistes. Je trouve en juillet et août 1809 des articles d’elle sur Colin d’Harleville ; elle distingue en son talent deux époques diverses séparées par la révolution, l’une marquée par des succès, l’autre par des revers ; dans cette dernière, Colin, très frappé du bouleversement des mœurs, essaya de les peindre et y échoua : « Car, dit-elle, ce n’était point la société que Colin d’Harleville était destiné à peindre ; ses observations portent plutôt au dedans qu’au dehors de