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homme d’état. Voilà donc où ont abouti les longues méditations de M. de Broglie, ses études, ses travaux, ses liaisons avec tous les hommes supérieurs de l’Europe, son commerce assidu avec Bentham et Benjamin Constant, son culte pour Mme de Staël, une vie tout entière de régularité, de méthodisme, et de retraite au milieu du monde le plus dissipé ! Au néant, au fatalisme turc, au déni de la perfectibilité politique, et à la triste condition de n’avoir à répondre que par un rire amer à ceux qui ont conservé leurs espérances d’autrefois. Autant valait vivre comme tous les Broglie, se faire soldat, enfourcher un cheval, batailler, guerroyer, et ne croire en ce monde qu’à la raison du sabre et à la logique du canon !

Encore si, en cédant à la nécessité, M. le duc de Broglie avait franchement reconnu cette divinité qu’il a proclamée du haut de la tribune ; mais M. de Broglie semble avoir séparé le monde politique en deux zones. Ses systèmes restent debout au milieu des nécessités qui les battent ; il a si peu l’habitude d’être en présence des faits, que, dès qu’ils ont cessé de peser sur ses doctrines, elles se relèvent plus inflexibles que jamais, jusqu’à ce qu’elles rencontrent de nouveaux faits qui les terrassent. C’est ainsi que M. le duc de Broglie a traversé trois fois le pouvoir, et qu’il en est sorti trois fois par la même porte, l’obstination. Vous pouvez être assuré, monsieur, que ces trois déroutes successives n’ont pas laissé de traces dans son esprit, et qu’il viendrait se faire battre une quatrième fois sur le même terrain, avec le même sang-froid. C’est un singulier spectacle, difficile à comprendre, et dont M. de Broglie ne se rend peut-être pas bien compte à lui-même, que celui-ci. M. de Broglie a évidemment renoncé à pratiquer les principes qu’il soutenait dans ses discours de la restauration ; ses actes politiques sont là pour l’attester, et en théorie il défend chaleureusement ces principes ; en lui, la raison et l’action se séparent, la tête abandonne le bras, et c’est tout au plus si la nécessité, cette mystérieuse puissance invoquée par M. de Broglie, pourrait justifier ces étranges contradictions.

C’est un plaisir sans mélange que de suivre M. le duc de Broglie dans sa vie politique de la restauration, quand il figurait dans l’opposition de la chambre des pairs. Une raison sèche et mêlée d’ironie, mais éclairée, mais haute, donne un caractère tout particulier à ses paroles, auxquelles des travaux politiques ajoutent une grande