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avec infaillibilité, que quand les faits et les idées, les religions et les sociétés, enfin le monde tout entier où ils ont vécu, a péri. Tant qu’il en reste quelques parties encore vivantes, ou seulement des souvenirs et des fantômes, cette infaillibilité n’est pas possible, et, quelle que soit la sincérité de l’historien, son jugement n’aura jamais que la valeur d’un point de vue incomplet et partial. Nous jugeons à merveille la vie et la mort de Socrate, mais qui peut dire que nous ne nous trompons pas encore sur celle de Morus ? C’est que la société antique, au milieu de laquelle a vécu Socrate, a disparu tout entière, gouvernement, mœurs, politique, religion, tandis que le christianisme, pour lequel Morus a porté sa tête sur le billot, enveloppe à cette heure le monde moderne, ici de ses dogmes encore pleins de vie et assis sur le trône ; là, de ses schismes mêmes, aussi vivaces que la mère croyance ; ailleurs, de ses souvenirs et de son ombre. Nous ne sommes tous, au XIXe siècle, que des chrétiens convaincus ou doutans, ardens ou tièdes, soit de cœur soit d’habitude, la plupart indifférens, quelques-uns révoltés, et qui continuent les haines du XVIIIe siècle ; mais tous, en naissant, marqués du sceau de la foi chrétienne, et nul ne pouvant dire qu’à la mort il blasphémera contre ses consolations et ses espérances. Nos jugemens sur les hommes illustres qui ont fait de grandes choses et souffert de grandes morts pour cette croyance, ne peuvent donc être que des admirations sans réserve ou des répugnances sans justice, ou, ce qui est entre les deux choses, des impressions légères, sans profondeur, sans curiosité, sans valeur morale. Le chrétien fidèle se prosternera devant ces grands hommes et les adorera ; le chrétien révolté, comme Voltaire, les traitera de fous et de barbares ; le chrétien tiède, comme Lingard et Mackintosh, ne les aimera pas jusqu’à feuilleter quelques heures de plus un livre dont une page inconnue les présenterait à la postérité tels qu’ils sont aux yeux de Dieu. Morus a-t-il été bien apprécié dans cette étude, où l’intérêt des recherches et l’ardeur de la curiosité m’ont préservé de ces jugemens rapides où l’historien exagère et diminue, mutile ou laisse dans l’ombre les personnages qui n’ont rien fait pour son idée ? Je n’ose le dire. Mais j’ai la confiance de n’y avoir omis que ce que je n’ai pas pu connaître, et j’ai le sentiment que ce ne peut être pour un personnage falsifié que j’ai senti si souvent mes yeux se mouiller en écrivant ceci.