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littéraire, et marchait par la même voie. Racine n’était pas seulement le grand poète de Versailles, il était aussi le poète de Londres, de Leipzig, de La Haye, de Madrid. Chaque nation adorait son génie, et quand Boileau formulait un de ses arrêts de critique, Boileau parlait pour le monde entier. Gottsched lui servit d’écho dans le Nord, Metastase l’applaudit en Italie, et Addisson le loua en Angleterre. Après la révocation de l’édit de Nantes, un grand nombre de familles protestantes se réfugièrent en Hollande, et contribuèrent encore à propager dans ce pays la connaissance de la langue et le goût de la littérature française. Dès-lors tout fut changé dans la patrie des Hooft et des Vondel. On oublia les efforts tentés par les hommes du xviie siècle, pour donner à la littérature un caractère national. On se mit à imiter les écrivains français, et ce travail d’imitation ne s’appliquait qu’à la forme, rarement à la pensée. La poésie descendit de ses hauteurs célestes, et se matérialisa. On ne lui demanda plus ce langage inspiré, cette parole tendre ou héroïque que l’antiquité écoutait avec admiration, et le moyen-âge avec ravissement. On lui mit une perruque à boucles sur la tête, on lui donna un habit à paillettes, des manchettes plissées et des jabots de dentelles, et sous ce vêtement de cour, la pauvre muse, oubliant son ancienne liberté, s’appliqua à chercher des combinaisons de style artificielles, des tournures de phrase harmonieuses, et remplaça le sentiment par la couleur, l’idée poétique par l’expression pompeuse et l’hémistiche habilement cadencé. Pendant un long espace de temps, toute la littérature hollandaise est assujétie au même niveau, et à travers la grande quantité d’œuvres sans valeur qu’elle a produites, à peine trouve-t-on à citer quelques noms dignes d’être conservés, comme ceux de Hoogvliet, l’auteur d’Abraham ; de Huydecoper, plus grammairien que poète, et de Haren, qui chanta les Aventures de Friso. C’est seulement vers la fin du xviiie siècle que la Hollande s’affranchit de cette poésie d’imitation. L’étude de la littérature anglaise et allemande lui indiqua une nouvelle route à suivre, et Bilderdijck, Feith, Tollens, Kinker, Helmers, furent les apôtres de cette école moderne, de ce romantisme poétique qui a gagné toute l’Europe.

Qu’on me pardonne de traverser aussi rapidement l’histoire de cette littérature. Mon but n’était pas de m’arrêter aux œuvres d’art proprement dites, mon but est de rechercher derrière la poésie élégante, étudiée, applaudie, derrière la poésie du grand monde, l’humble poésie populaire qui vit ignorée, et s’épanouit à l’écart comme une pauvre fleur des champs. Et dois-je le dire ? Si dans les autres pays cette poésie n’occupe qu’une place obscure et secondaire, en Hollande elle me paraît beaucoup plus intéressante, plus originale, plus vivace, que celle à laquelle les sociétés d’Amsterdam distribuaient leurs couronnes. Elle subsiste tandis que l’autre meurt. Elle reflète dans son miroir d’acier les évènemens de chaque