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suite de nos organisations différentes, nous nous retrouverions l’un et l’autre où nous en sommes, toi réconcilié avec la vie, moi plus lasse et plus désespérée que jamais ? Y a-t-il donc en vous autres une faculté qui me manque ? Suis-je plus mal partagée que vous, et Dieu m’a-t-il refusé cet instinctif amour de la vie qu’il a donné à toutes les créatures pour la conservation des espèces ? Je vois ma mère, elle a souffert matériellement plus que moi, son histoire est une des plus orageuses et des plus funestes que j’aie entendu raconter ; sa force naturelle l’a sauvée de tout ; son insouciance, sa gaieté, ont surnagé sur tous ses naufrages. À soixante ans, elle est encore belle et jeune, et chaque soir en s’endormant elle prie Dieu de lui conserver la vie. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! c’est donc bien bon de vivre ? pourquoi ne suis-je pas ainsi ? Ma position sociale pourrait être belle, je suis indépendante, les embarras matériels de mon existence ont cessé, je puis voyager, satisfaire tous mes caprices ; pourquoi n’ai-je plus aucun désir, aucune fantaisie ?

Ne réponds pas à ces questions-là, c’est trop tôt. Tu ne sais pas les évènemens qui m’ont amenée à cet état moral, et tu pourrais me donner quelque fausse idée, faute de bien connaître et de bien juger les faits. Mais réponds en ce qui te concerne. — Tu as souffert, tu as aimé, tu es un être très élevé sous le rapport de l’intelligence, tu as beaucoup vu, beaucoup lu, tu as voyagé, observé, réfléchi, jugé la vie sous bien des faces diverses. — Tu es venu échouer, toi dont la destinée eût pu être brillante, sur un petit coin de terre où tu t’es consolé de tout en plantant des arbres et en arrosant des fleurs. Tu dis que tu as souffert dans les commencemens, que tu as soutenu une lutte avec toi-même, que tu t’es contraint à un travail physique. Raconte-moi avec détail l’histoire de ces premiers temps, et puis, dis-moi le résultat de tous ces combats et de toute cette vertu. Es-tu calme ? supportes-tu sans aigreur et sans désespoir les tracasseries de la vie domestique ? t’endors-tu aussitôt que tu te couches ? n’y a-t-il pas autour de ton chevet un démon sous la forme d’un ange qui te crie : L’amour, l’amour ! le bonheur, la vie, la jeunesse ! — tandis que ton cœur désolé répond : Il est trop tard. Cela eût pu être, et cela n’a pas été ! — mon ami ! passes-tu des nuits entières à pleurer tes rêves et à te dire : Je n’ai pas été heureux !

— Oh ! je le devine, je le sens, cela t’arrive quelquefois, et j’ai tort