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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

jamais produit. C’est pourquoi il est contrefait, mystérieux, et de réussite impossible. Ceux qui ont cru lire un roman, ont eu bien raison de le déclarer détestable. Ceux qui ont pris au réel ce que l’allégorie cachait de plus tristement chaste, ont eu bien raison de se scandaliser. Ceux qui ont espéré voir un traité de morale et de philosophie ressortir de ces caprices, ont fort bien fait de trouver la conclusion absurde et fâcheuse. Ceux-là seuls qui, souffrant des mêmes angoisses, l’ont écouté comme une plainte entrecoupée, mêlée de fièvre, de sanglots, de rires lugubres et de juremens, ont fort bien compris, et ceux-là l’aiment sans l’approuver. Ils en pensent absolument ce que j’en pense : c’est un affreux crocodile très bien disséqué ; c’est un cœur tout saignant, mis à nu, objet d’horreur et de pitié.

Où est l’époque où l’on n’eût pas osé imprimer un livre sans l’avoir muni, en même temps que du privilége du roi, d’une bonne moralité, bien grosse, bien bourgeoise, bien rebattue, bien inutile ? Les gens de cœur et de tête ne manquaient jamais de prouver absolument le contraire de ce qu’ils voulaient prouver. L’abbé Prévost, tout en démontrant par la bouche de Tiberge que c’est un grand malheur et un grand avilissement de s’attacher à une fille de joie, prouva par l’exemple de Desgrieux que l’amour ennoblit tout, et que rien n’est rebutant de ce qui est profondément senti par un généreux cœur. Pour compléter la bévue, Tiberge est inutile, Manon est adorable, et le livre est un sublime monument d’amour et de vérité.

Jean-Jacques a eu beau faire, Julie ne redevient chère au lecteur qu’à l’heure de la mort, en écrivant à Saint-Preux qu’elle n’a pas cessé de l’aimer. C’est Mme de Staël, la logique, la raisonneuse, l’utile, qui fait cette remarque. Mme de Staël remarque encore que la lettre qui défend le suicide est bien supérieure à la lettre qui le condamne. Hélas ! pourquoi écrire contre sa conscience, ô Jean-Jacques ? s’il est vrai, comme beaucoup le pensent, que vous vous êtes donné la mort, pourquoi nous l’avoir caché ? pourquoi tant de déraisonnemens sublimes pour celer un désespoir qui vous déborde ? Martyr infortuné qui avez voulu être philosophe classique tout comme un autre, pourquoi n’avoir pas crié tout haut ? cela vous aurait soulagé, et nous boirions les gouttes de votre sang avec