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ne passa personne ; seulement, une mule de boulanger, chargée de pains, gravissait lentement la côte en s’arrêtant d’instinct devant chaque porte. Le mozo (garçon) donnait un coup de marteau, la porte s’ouvrait d’elle-même, une servante venait prendre sa ration en silence, puis la maison se refermait, et, les verrous tirés, on n’entendait plus que le pas lent et monotone de la mule. C’était pourtant en plein jour ; je n’ai jamais rien vu de plus triste ; on eût dit une ville assiégée par la peste.

La seule distraction qu’on ait en vaguant dans les rues, est la vue clandestine de quelque femme embusquée derrière son mirador, et dont la prunelle ardente mesure en rêvant ce désert inflexible. Encore cette distraction est-elle rare, et quand elle manque, on en est réduit aux milagros peints en vert (le vert est la couleur de l’inquisition) dont les maisons sont décorées ; presque tous portent la tragique formule : Aqui mataron a fulano… — Ici fut tué un tel… Priez pour lui. Répétées de minute en minute, ces funèbres complaintes ne laissent pas que de préoccuper les esprits, surtout quand la nuit tombe sur ces carrefours meurtriers. Alors, si quelque homme embossé dans son manteau se glisse mystérieusement le long des murailles, nul doute que ce ne soit un assassin ; à son approche, le sang fait un tour de plus dans les veines mais l’homme passe, on se rassure, pour retomber, à trois pas de là, dans les mêmes perplexités.

Aussi bien, les criminels ne sont-ils pas si soigneusement gardés qu’ils ne puissent, fort à leur aise, dresser des piéges aux passans. Une petite aventure qui m’arriva à l’Alcazar n’était pas de nature à me rassurer durant mes expéditions nocturnes. L’Alcazar (en arabe, château) est l’ancien palais des rois Maures ; il l’avait été précédemment des rois goths ; Charles-Quint en fit une forteresse sous laquelle on creusa des écuries capables de contenir cinq mille chevaux, ce qui, en espagnol, veut dire cinq cents ; ces écuries sont de vastes souterrains éclairés de loin en loin par quelque haut soupirail, c’est-à-dire qu’ils sont plongés dans une obscurité presque complète. Passant un soir devant ces cryptes mystérieuses, je m’y arrêtai ; un groupe d’hommes de mauvaise mine en gardait la porte ; un d’eux chantait des coplitas sur la guitare, les autres l’écoutaient en fumant.

J’entre, un des auditeurs se détache de la troupe pour m’escorter ; je m’engage avec lui dans ces domaines de la nuit et du silence,