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L’ESPAGNE EN 1835.

des affligés ! Cependant la nuit gagne, les ténèbres envahissent le temple, la rêverie devient plus profonde, plus inquiète ; l’orgue soupire de vagues et plaintives mélodies, semblables aux échos mystiques des célestes Jérusalems ; un homme en manteau traverse la nef d’un pas étouffé ; un sacristain vêtu de blanc se perd comme une ombre à travers les piliers ; une jeune fille sanglotte au pied d’une niche obscure.

Et comme je passais devant la chapelle de Saint-Jacques, un rayon de la lune, perçant tout à coup l’ogive, vint tomber sur la face blême du grand connétable de Castille, don Alvaro de Luna ; cet altier favori qui gouverna tant d’années les Espagnes, et qui porta sa tête sur l’échafaud, il dort là du sommeil des trépassés ; couché sur son lit de marbre, il attend, les mains jointes et la cuirasse aux flancs, que la trompette annoncée par les prophètes sonne le grand réveil et l’appelle à la barre incorruptible. La lune répandait de vaporeuses lueurs autour du mausolée ; il me sembla voir la statue du connétable se dresser sur son séant, et tendant vers moi sa main de pierre, m’arrêter au passage : — « Regarde, semblait-elle me dire en m’indiquant dans la chapelle voisine la statue du roi Jean II, regarde cet ingrat ; Dieu m’est témoin à cette heure que je l’ai servi quarante ans de ma vie avec honneur et fidélité, que j’ai porté pour lui le faix de la monarchie, et pour prix de mes longs et loyaux services, il m’a fait décapiter. Ma tête resta neuf jours clouée au poteau d’infamie ; mon corps fut enseveli aux frais de la pitié publique. Livrez encore, enfans crédules, livrez votre destinée à la foi des princes ! » — Après avoir ainsi paraphrasé sa propre épitaphe, don Alvaro se recoucha sur son marbre tumulaire, et la mort scella sa lèvre hautaine.

La catastrophe de Luna m’en rappela tout d’un coup une autre non moins tragique, mais dont la victime est plus pure ; il ne s’agit plus de l’orageuse fortune d’un ambitieux favori, c’est un citoyen qui meurt, lui aussi décapité par un prince, mais qui meurt pour la justice et l’éternelle vérité ; ce martyr est don Juan de Padilla, le premier adversaire dont triompha le despotisme de Charles-Quint, le dernier champion des vieilles libertés castillanes.

Quand le jeune fils de Jeanne-la-Folle passa les Pyrénées pour recueillir l’héritage de sa mère encore vivante, une nuée de Flamands s’abattit avec lui sur la Péninsule comme sur un pays con-