Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 6.djvu/714

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
710
REVUE DES DEUX MONDES.

trait une tête au peuple, et c’était celle de mon meilleur ami ; ne regardez pas, monsieur, je vous en prie, ne regardez pas…

Mais je n’entendais plus rien. J’étais saisi de cette espèce de fièvre folle que donne l’épouvante ou la douleur ; je m’étais levé, et, debout sur le brancart du char-à-bancs, je plongeais avidement mes regards dans la foule. Bientôt j’aperçus une ondulation précipitée : les rangs s’écartèrent, et la charrette funèbre parut. Je ne pouvais encore distinguer les traits des condamnés. Je voyais seulement qu’il y en avait trois, deux hommes et une femme : ils approchaient ; je me penchai vers eux éperdu ; ils se tournèrent de mon côté !… je fus près de jeter un cri de joie ; je n’en connaissais aucun.

Cependant le tombereau était arrivé presque vis-à-vis de nous. Un embarras suspendit sa marche : il s’arrêta. Je pus alors examiner en détail les condamnés.

Le premier était un vieillard dont les cheveux blancs étaient séparés avec soin sur le front, et dont la toilette annonçait une élégance presque coquette. Ses traits n’avaient rien que de vulgaire ; mais, en ce moment, cette vulgarité morne leur donnait quelque chose de sublime. Rien n’était changé dans la figure de cet homme. C’était la même expression de bienveillance et de tranquillité bourgeoise ; on n’y trouvait pas même la gravité paisible que l’approche de l’heure suprême imprime sur le front des forts. Il allait à la mort sans l’appareil du courage et sans la beauté de la résignation, comme il serait allé à une occupation habituelle et indifférente. Au moment où la charrette s’arrêta, un enfant de cinq ou six ans, qu’une femme portait dans ses bras, approcha sa figure naïve des bords du tombereau, toucha avec sa petite main la tête du vieillard, et lui demanda d’une voix curieuse et douce :

— Est-ce que c’est vous qu’on va guillotiner, citoyen ?

Le vieillard se retourna en souriant.

— Oui, mon fils, dit-il en passant une main caressante sur les cheveux lisses et noirs du petit garçon. Puis se penchant vers la femme qui le portait

— À qui est cet enfant ? demanda-t-il.

La femme répondit un nom que je n’entendis pas.

— Ah ! ah ! ce sont des compatriotes et d’anciennes connaissances, répliqua le vieillard. Puis, embrassant l’enfant :

— Eh bien ! petit, quand tu retourneras chez toi, tu diras à ta