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ÉCRIVAINS CRITIQUES ET MORALISTES FRANÇAIS.

sin était mort autrefois sous le bâton d’un Conti dont il était secrétaire. À la manière énergique dont Saint-Simon nous parle de cette race des Condés, on voit comment par degrés en elle le héros en viendra à n’être plus que quelque chose tenant du chasseur ou du sanglier. Du temps de La Bruyère, l’esprit y conservait une grande part ; car, comme dit encore Saint-Simon de Santeuil, « M. le Prince l’avait presque toujours à Chantilly quand il y allait ; M. le Duc le mettait de toutes ses parties ; c’était de toute la maison de Condé à qui l’aimait le mieux, et des assauts continuels avec lui de pièces d’esprit en prose et en vers, et de toutes sortes d’amusemens, de badinages et de plaisanteries. » La Bruyère dut tirer un fruit inappréciable, comme observateur, d’être initié de près à cette famille si remarquable alors par ce mélange d’heureux dons, d’urbanité brillante, de férocité et de débauche. Toutes ses remarques sur les héros et les enfans des dieux naissent de là ; il y a toujours dissimulé l’amertume : « Les Enfans des Dieux, pour ainsi dire, se tirent des règles de la nature et en sont comme l’exception. Ils n’attendent presque rien du temps et des années. Le mérite chez eux devance l’âge. Ils naissent instruits, et ils sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l’enfance. » Au chapitre des Grands il s’est échappé à dire ce qu’il avait dû penser si souvent : « L’avantage des Grands sur les autres hommes, est immense par un endroit : je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous et leurs flatteurs ; mais je leur envie le bonheur d’avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l’esprit, et qui les passent quelquefois. » Les réflexions inévitables, que le scandale des mœurs princières lui inspirait, n’étaient pas perdues, on peut le croire, et ressortaient moyennant détour : « Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur : il manque à quelques-uns jusqu’aux alimens ; ils redoutent l’hiver ; ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons, pour fournir à sa délicatesse. De simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui pourra contre de si grandes extrémités, je me jette et me réfugie dans la médiocrité. » Les simples bourgeois viennent là bien à propos