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ÉCRIVAINS CRITIQUES ET MORALISTES FRANÇAIS.

cette corde délicate, et ceci tient à ce que La Bruyère, venu tard et innovant véritablement dans le style, penche déjà vers l’âge suivant. Il nous a tracé une courte histoire de la prose française en ces termes : « L’on écrit régulièrement depuis vingt années ; l’on est esclave de la construction ; l’on a enrichi la langue de nouveaux tours, secoué le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase purement française ; l’on a presque retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avaient les premiers rencontré, et que tant d’auteurs depuis eux ont laissé perdre ; l’on a mis enfin dans le discours tout l’ordre et toute la netteté dont il est capable : cela conduit insensiblement à y mettre de l’esprit. » Cet esprit, que La Bruyère ne trouvait pas assez avant lui dans le style, dont Bussy, Fléchier, Bouhours, lui offraient bien des exemples, mais sans assez de continuité, de consistance ou d’originalité, il l’y voulut donc introduire. Après Pascal et La Rochefoucauld, il s’agissait pour lui d’avoir une grande, une délicate manière, et de ne pas leur ressembler. Boileau, comme moraliste et comme critique, avait exprimé bien des vérités en vers avec une certaine perfection. La Bruyère voulut faire dans la prose quelque chose d’analogue, et, comme il se le disait peut-être tout bas, quelque chose de mieux et de plus fin. Il y a nombre de pensées droites, justes, proverbiales, mais trop aisément communes, dans Boileau, que La Bruyère n’écrirait jamais et n’admettrait pas dans son élite. Il devait trouver au fond de son ame que c’était un peu trop de pur bon sens, et, sauf le vers qui relève, aussi peu rare que bien des lignes de Nicole. Chez lui tout devient plus détourné et plus neuf ; c’est un repli de plus qu’il pénètre. Par exemple, au lieu de ce genre de sentences familières à l’auteur de l’Art poétique :

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, etc., etc.,


il nous dit, dans cet admirable chapitre des Ouvrages de l’Esprit, qui est son art poétique à lui et sa rhétorique : « Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne : on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant : il est vrai néanmoins qu’elle existe, que tout ce qui ne l’est point est faible et ne satisfait point