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VOYAGES D’UN SOLITAIRE.

du lac, ces bords sont dangereux. Vous entendez des voix connues qui vous appellent. Vous vous penchez sur le flot dormant, et le fantôme adoré vous invite à descendre au fond des eaux. Alors du côté de Meilleraye, on entend les troupeaux qui mugissent sous les châtaigniers ; la cloche de Vevey sonne l’agonie de Julie ; la mondaine Corinne s’assied sur le seuil des chalets ; par les degrés des Alpes, Manfred descend à pas pesans, en s’appuyant sur son bâton ferré ; pendant qu’à l’extrémité du lac, le vieux château de Chillon blanchit comme la demeure commune à tous ces rêves des poètes. Alors aussi, celui qui a un cœur frémit ; il s’arrête pour écouter l’écho. Il respire l’air puissant des montagnes ; il pense à ce qui aurait pu être, à ce qui a été, et se souvient en soupirant des jours qui ne reviendront plus.

Si l’on traverse les Alpes en été, elles sont à peine un obstacle. La route du Simplon les a supprimées. Ce n’est que sur le versant de l’Italie que les vallées sont abruptes ; de ce côté, la route devient un vrai monument d’art, et vous assistez à une lutte obstinée de la nature et de l’homme. Il y a des endroits où l’industrie semble vaincue par l’obstacle ; mais c’est le moment où les ressources de l’art reparaissent avec le plus de puissance. Cette route s’élance sur les ravins, d’un bord à l’autre ; elle rampe, elle s’élève, elle bondit. Il y a un intérêt dramatique à suivre le combat de l’audace humaine et de ces cimes si long-temps invaincues. Ce monument de patience et de témérité est une sorte d’architecture héroïque.

Malgré cela, c’est à la sortie de l’hiver qu’il faut observer les Alpes. C’est là leur climat et leur saison naturelle. Les pics de glace brillent comme des rosaces gothiques. Un silence lourd pèse sur ces vallées de neige, où tous les bruits s’amortissent. À travers les frimas, on voit percer les toits aigus des chalets. Du haut des pics les plus rapides, les avalanches glissent comme des armées de géans, sous leurs manteaux blancs. Les Alpes semblent frissonner. Une puissance surhumaine vous oppresse, et la terrible renommée de ces montagnes se confirme à chaque pas. D’ailleurs, même dans cette saison, on peut se laisser glisser à la ramasse, sans presque aucun danger, depuis les sommets jusque dans les vallées habitées. La descente dure ainsi moins d’un quart d’heure. Dans cette course précipitée, les replis des montagnes s’affaissent et se nivellent sous vos regards ; la grandeur des objets, celle des distances parcourues, la rapidité de la chute, et ces neiges inviolées, tout vous jette dans un demi-vertige : il semble que vous soyez le premier qui preniez possession de cette nature de glace.

Les lacs qui sont au revers des Alpes, le lac Majeur, le lac de Côme, sont déjà de la même couleur que les mers du midi, peut-être un peu moins