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VOYAGES D’UN SOLITAIRE.

nationale mêlée de volupté, était parfaitement à l’aise dans ce palais, geôle et musée tout ensemble. Les supplices y touchaient à des plaisirs choisis. Le petit pont par lequel les condamnés sortaient, pour être poignardés ou noyés, est ciselé avec une élégance pleine de recherche. J’ai vu un grand casque de fer dans lequel on broyait la tête des suspects. Ce casque est lui-même d’une beauté étudiée. Venise poussa le génie des arts plastiques jusque dans la torture.

La vie de Venise était un prodige de chaque jour ; en guerre perpétuelle avec la nature et avec le monde, sa victoire ne pouvait se prolonger que par une tension extrême de tous les ressorts de l’état. Sa force la plus réelle consistait dans les combinaisons de son génie. De là, le secret sur tout ce qui la touchait était pour elle la première condition de durée. Dans un état ainsi établi sur le silence, ce n’est pas le lieu de chercher des poètes, des orateurs, des historiens, des philosophes. Venise ne devait pas avoir, comme Florence, son Dante, son Boccace, son Machiavel. La parole écrite était l’opposé de son génie taciturne. Au contraire, la peinture, cet art muet, devait être celui d’une société muette. Venise s’y précipita.

Ce qui me frappe, c’est que la sombre sévérité du régime politique de Venise ne s’est jamais communiqué à sa peinture. Si vous ne considérez que le gouvernement, vous vous figurez que toute cette société a été conduite par une terreur continue, et que les imaginations ont dû se couvrir d’un voile lugubre. Si, au contraire, vous examinez l’art, vous supposez que ces hommes ont vécu dans une fête perpétuelle, et que des imaginations aussi fougueuses appartiennent à un régime de liberté excessive. Titien et Paul Véronèse ont quelque chose de sénatorial, comme l’aristocratie des cent îles. Ils ont la sensualité somptueuse, mais non pas la sévérité ni la profondeur redoutable du conseil des Dix. Loin d’être attristé par le gouvernement, l’art exprima avec splendeur la splendeur de l’état ; d’ailleurs un rayon détourné du Levant luit sur ces ardens tableaux. Ces imaginations de matelots se sont en partie formées au milieu des bazars de Chypre et de Bysance. La peinture de Venise est à demi orientale, comme son architecture.

Et véritablement, ces figures créées par l’art semblent aujourd’hui les seuls et légitimes habitans de ces balcons et de ces galeries levantines. Au fond des palais, elles demeurent comme une aristocratie idéale et taciturne. Sous les ogives humides des voûtes, le ver file sa soie ; la gondole passe en effleurant le seuil ; la foule se disperse sans bruit sur les ponts. Quand le soir arrive, des bandes de mouettes et de procellarias s’abattent sur la ville. Malgré cela, au fond de ces tristes palais, il y a une fête qui ne finit jamais. Ces cadres suspendus aux murailles conservent