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REVUE DES DEUX MONDES.

Il y a trois Romes, celle de l’antiquité, celle du moyen-âge, celle de la renaissance.

La première a usurpé toutes les ruines de l’Italie ancienne, comme toutes ses grandeurs : elle a quelque chose de monstrueux dans ses débris, qui convient bien à l’empire que ces débris rappellent. Par exemple, les Thermes de Caracalla, dans leurs masses informes, témoigneraient, eux seuls, de l’espèce de délire qui possédait le monde sous les Césars. Dans cette Babel écroulée, on ne peut reconnaître aucun plan ; ce qui n’arrive jamais avec le génie grec, lequel conserve sa noblesse et sa correction jusque dans ses derniers débris. Malgré cela, une beauté sauvage ressort de cette architecture orgiaque. À travers les lézardes, on a pratiqué un petit escalier en bois, qui conduit sur la cime de ce chaos de murailles. De là, on domine toute la ville antique ; vue de ce côté, elle a le caractère babylonien des prophéties ; car le vrai caractère de la Rome païenne est d’être comme frappée d’une éternelle condamnation. Je n’ai jamais passé sur le Forum sans remarquer l’inscription de l’arc de triomphe de Constantin : Au fondateur du repos (fundatori quietis). Étrange moment de repos que le temps qui touchait aux invasions des Goths, des Alains, des Huns, des Vandales, des Lombards. La vieille ville était lasse, et demandait merci. Parce qu’elle avait sommeillé une nuit, elle se croyait sauvée ; mais ce qu’elle appelait le repos n’était que le commencement de ses misères ; et cette inscription est une ironie de Jehovah jeté sur le Jupiter abattu du Campo-Vaccino. Le culte catholique, qui surgit partout sur les ruines du paganisme, en fait autant de monumens de la Providence. On dirait que l’archange du christianisme les frappe incessamment, et qu’il disperse de sa verge les dieux attardés dans cette Josaphat de briques et de marbre. D’ailleurs, ces monumens ne sont point défendus, comme ceux de la Grèce, par leur beauté olympienne ; ils n’ont point été non plus oubliés sur la cime des monts : au contraire, ils sont foulés et heurtés sans cesse, sur le grand chemin du monde, par la vengeance du dieu jaloux. Jour et nuit, dans le Colysée, au pied de la croix de bois qui s’élève au milieu du cirque, l’orgueil de la Rome patricienne et ses espérances superbes sont livrés à la dent des lions invisibles.

Tout cela fait que Rome n’est jamais si belle qu’à la lumière d’un grand orage, tel que chaque été en amène plusieurs dans son puissant climat. De bonne heure, le sirocco s’abat sur la campagne ; tout se tait comme à l’approche d’un oiseau de proie. Dans l’atmosphère, nage une vapeur brûlante. La tête des hauts pins de la villa Pamphili se balance à l’horizon. Des bandes de goélands et d’oiseaux de mer remontent d’Ostie ; ils s’abattent sous les voûtes des ponts déserts. Le Tibre change de couleur ; il