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VOYAGES D’UN SOLITAIRE.

et, en général, les invasions des Sarrasins ont laissé à toute l’île quelque chose d’oriental ; elle tient de la Grèce et de l’Afrique. Le château démantelé de Barberousse regarde, sur un autre pic, le palais de Tibère. Par une singularité qu’un poète relèverait, la demeure de l’empereur est enfouie aujourd’hui sous des touffes d’absinthe, la plante du Golgotha. Un ermite habite dans ses ruines. On a en face la haute mer ; sur la gauche, le golfe de Sorrente et les pics d’Amalfi. De là le vieil empereur, avec l’instinct de l’orfraie, qui lui a succédé dans son gîte, couvait des yeux tout son empire ; il voyait de loin arriver la tempête qu’aucun navire ne devait éviter. Au fond, le monde antique était comme dégoûté de lui-même, et se fuyait par toutes les routes ouvertes. Ceux qui étaient à sa tête sentaient vaguement qu’il se préparait un changement étonnant contre lequel ils ne pouvaient rien, et cette impuissance les poussait au désespoir ; ils ne savaient si le mal était dans leur cœur ou dans les peuples, ou dans les grands, ou dans les dieux ; mais ils savaient qu’il fallait périr, et que l’univers tout entier était du complot. De là cet effroi prodigieux et cet infatigable soupçon qui ne leur laissait pas une heure de relâche. Lié à son rocher, le Prométhée païen sentait son agonie ; il se débattait avec fureur sous le vautour chrétien. Tibère entra le premier dans cet égarement. Quand il se fut entouré des brisans de Caprée, il crut que tout était dit ; mais la cause secrète qui faisait chanceler le monde romain, ne servit qu’à aggraver son vertige. Un malaise incroyable atteignait l’un après l’autre les hommes au faîte de la société antique ; et, comme c’était la main d’un dieu nouveau et inconnu qui commençait à les tourmenter sans répit, ils mirent à combattre cet adversaire invisible et qui était en toutes choses, une manie insensée.

Après le palais de Tibère, la merveille de Capri est la grotte d’azur. Il n’y a pas fort long-temps qu’un voyageur, en se baignant au pied des rochers, la découvrit par hasard. L’ouverture de cette caverne marine est tournée sur le golfe et fort basse ; pour peu que le flot s’élève, il l’obstrue en plein ; et si l’on ne choisit bien son jour et son heure, on court le risque, après avoir franchi la voûte, d’y rester enfermé, ainsi que cela m’arriva. Depuis plusieurs jours que la mer était fort agitée, j’attendais un moment de calme. Un matin, ce moment sembla venu ; des matelots me réveillent au jour ; un peintre et un médecin dont j’avais fait la connaissance à mon arrivée dans l’île, se joignent à nous. Nous partons. Quoique le temps commençât dès-lors à fraîchir, nous pénétrâmes sans trop de peine dans l’intérieur de la grotte en nous couchant à la renverse dans un batelet construit exprès pour cet usage. D’un seul bond nous voilà au sein de la montagne, sur un petit lac que recouvrait une haute coupole. L’eau était parfaitement unie et transparente. La lumière plongeait dans l’ou-