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VOYAGES D’UN SOLITAIRE.

trop faibles pour rien entreprendre sur elle, de leur côté. Gènes, Pise, Venise, qui lui ceignaient les reins, eussent suffi, de reste, pour la protéger sur la mer. Par malheur, il manquait une puissance de terre pour garder les débouchés des Alpes. L’Italie n’eut jamais de Thermopyles.

Cette puissance de terre se serait probablement formée à la longue, sans l’établissement de la papauté qui prit sa place. Le règne de l’esprit fut concédé à l’Italie en compensation de sa faiblesse matérielle. Elle devint l’arche sainte où se conserva le dogme du genre humain. Dans la lutte des Gibelins et des Guelfes, l’Allemagne représenta la force matérielle, indélibérée, enivrée d’elle-même ; l’Italie, la tradition, le droit écrit, ou plutôt le christianisme, avec lequel elle s’identifia au moyen-âge par l’établissement de l’Église. Elle fut martyre comme lui, flagellée comme lui, crucifiée comme lui par les Pilates francs et tudesques. Mais c’est des reliques de son sépulcre que sortit le miracle de la civilisation moderne.

L’Italie a revécu plusieurs fois. Elle a porté des civilisations non-seulement différentes les unes des autres, mais contraires les unes aux autres. Elle a été successivement étrusque, grecque, latine, romaine, chrétienne, lombarde, allemande, espagnole, française. Chacune de ces formes a laissé en elle des traces qui sont encore reconnaissables aujourd’hui. Sacerdotale sous les Étrusques, guerrière et matérialiste sous les Romains, elle est redevenue spiritualiste et artiste sous les papes. Au XVe siècle, lorsqu’elle fut près de périr, c’est encore elle qui, par Christophe Colomb, découvrit le Nouveau-Monde. De son lit de mort, la grande aïeule se souleva, et évoqua la jeune fille de l’Océan pour lui remettre sa couronne.

Tant que la liberté a eu quelque place chez elle, ses poètes ont parlé : Dante, Pétrarque, Arioste, Tasse, ces quatre fils Aymon du moyen-âge, se sont succédé sur la brèche. Quand la parole fut interdite, ce pays ne resta pas muet pour cela. La sculpture, la peinture, ces arts silencieux, exprimèrent sous mille formes le génie de l’Italie subjuguée ; et même de nos jours, la musique, cette langue inarticulée, continue d’exhaler la plainte sonore de ce grand tombeau de Memnon, qui commence aux Alpes et finit en Calabre.

Aujourd’hui, le sentiment que l’on éprouve partout en Italie est celui d’un sol depuis long-temps foulé et obsédé par l’étranger. Cette pensée est au fond de tout, cachée sous la magnificence des arts comme le poison sous la fleur des maremmes. En un mot, cette terre a perdu la possession d’elle-même, non le désir de la recouvrer ; et c’est ce noble tourment et cette impuissance affreuse qui la rendent si tragique et si