Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 7.djvu/351

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
347
LETTRES SUR L’ISLANDE.

foulé, la laine et le beurre que l’on a conservé. Les marchands danois de Reykiavik et de Hapenefiard sont là qui l’attendent, et il leur porte le fruit de son travail. Il y a une grande foire à Reykiavik au mois de juin. Les paysans islandais y viennent de quarante et cinquante lieues, portant avec eux leur tente pour se reposer, le poisson pendu à l’arçon des selles, et les autres denrées enfermées dans des sacs de laine. Il n’est pas rare alors de voir arriver, à la file l’un de l’autre, des caravanes de cent chevaux, tous chargés de provisions.

Le commerce qui se fait entre les Danois et les Islandais est en grande partie un commerce d’échange. Les Islandais livrent leurs denrées et reçoivent de la farine, du sel, du café, de l’eau-de-vie, quelques meubles de luxe, car la civilisation avec ses raffinemens a déjà commencé à s’insinuer dans le pauvre Bœr, et tel paysan qui autrefois buvait sa bière dans un vase de bois grossièrement travaillé, veut aujourd’hui prendre son café dans une tasse de porcelaine. Quelquefois ils demandent à recevoir une partie de ce qui leur est dû en argent, et cela ne s’opère pas sans quelques négociations, car il y va de l’intérêt des Danois de payer tout en marchandises. L’argent n’est pas d’ailleurs pour eux une chose nécessaire ; ils acquittent ordinairement leurs impôts avec tant de livres de poisson, et tant d’aunes de vadmâl. Ils paient de la même manière leurs domestiques et leurs ouvriers, et ceux d’entre eux qui amassent quelques species[1] les laissent paisiblement reposer au fond d’une caisse. Ils ignorent encore l’art de placer leur argent dans des spéculations de commerce, ou de le prêter à usure. Le plus triste résultat de ces transactions avec les Danois, c’est qu’une fois l’échange fait, le pauvre pêcheur islandais, qui tout l’hiver a supporté la faim, le froid, la fatigue, se pâme de joie à la vue d’un baril d’eau-de-vie. Alors sous la tente où ils sont installés, sur le port, dans les rues, les malheureux Islandais boivent pour oublier ce qu’ils ont souffert, puis ils boivent de nouveau pour oublier sans doute ce qu’ils sont encore destinés à souffrir. Quand ils en sont là, au lieu de faire du bruit et de se battre, ils se prennent la main, et s’embrassent avec effusion de cœur ; puis ils montent à cheval et se mettent en route. Mais dans leur état d’ivresse, ou ils oublient de prendre ce qui leur appartient, ou ils nouent mal leurs sacs, et ils arrivent ordinairement chez eux dans le plus triste état. Les richesses sont loin, et le propriétaire se réveille. Un de nos amis en a rencontré un qui s’en allait ainsi avec ses rêves de bonheur, l’œil enflammé, la tête tombant sur la poitrine. À l’arçon de sa selle pendait un baril d’eau-de-vie qui coulait d’un côté, et un sac de café qui coulait de l’autre ; et le bienheureux Islandais, fer-

  1. Monnaie danoise et islandaise qui vaut à peu près 5 fr. 50 c.