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rature provençale déjà corrompue. Je pense à Théocrite, dont le cyclope offre aussi à Galathée son œil. Le chantre gallois du xive siècle, qui certes n’avait pas lu Théocrite, se rencontre avec lui dans ce trait de simplicité cherchée, de naïveté maniérée. On est plus étonné de le trouver chez un barde que chez le poète qui travaillait ses élégantes pastorales pour la cour efféminée et savante des Ptolémées.

Mais ce qui, à cette époque comme aux époques précédentes, faisait la force de la poésie des bardes gallois, c’étaient ces prophéties que leurs chants renouvelaient sans cesse, ces prophéties d’un avenir d’indépendance et de gloire, ces prophéties de la Cambrie délivrée, de l’Angleterre reconquise par la race bretonne. Les prédictions, les menaces que nous avons recueillies de la bouche du barde du viie siècle ne s’étaient jamais interrompues. Comme les druides au temps de Vindex prophétisaient la chute de l’empire romain, les bardes annonçaient la chute des rois anglo-normands. On faisait encore parler Merlin, on mettait sous le nom révéré du barde-prophète toutes les espérances de la race déchue.

Giraud de Cambrie, évêque un peu infidèle à la cause du clergé national, et qui a laissé sur son pays des détails assez curieux, se plaint que, de son temps, on altérait, on falsifiait les prophéties de Merlin ; c’est que les bardes en faisaient, de siècle en siècle, le véhicule des sentimens, des passions, des haines patriotiques de leur temps, et c’est à cause de cette étroite alliance du bardisme avec le patriotisme gallois qu’Édouard fut si atrocement cruel pour les bardes ; il les fit pendre en masse. On sait que le massacre des bardes gallois a inspiré à Gray une ode magnifique où lui-même s’est enflammé, comme d’un souvenir, de cette poésie prophétique et vengeresse des anciens bardes. On peut comparer à l’ode de Gray, un chant d’un poète national et contemporain[1] chevalier, il crut à la chevalerie d’Édouard, et il suivit sa bannière ; puis, ne pouvant résister au spectacle de l’abaissement de sa patrie, il rentra dans le pays de Galles, en souleva une partie contre Édouard, fut vaincu, fait prisonnier, et dans sa prison composa une élégie sur sa propre captivité et sur les revers de la Cambrie ; lui-même était barde. Je citerai de ses plaintes celles qui

  1. Evan, Welsh Bards, p. 46.