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Non, Rome n’est point sortie de terre, comme les villes grecques, au son des flûtes enchantées ; un plus rude commencement l’a préparée à une virilité plus austère. Pas davantage les exemples tirés de l’épopée germanique, espagnole, persane, ne s’appliquent à elle. Le plébéien romain ne s’égare pas, comme le Siegfried des Niebelungen, dans une vague contrée, au chant des cygnes du Rhin et au son des harpes des Valkyries. Il n’est point assis, comme l’Arthus breton, dans un festin éternel ; à la table ronde, parmi les bardes de Cornouailles et du pays de Galles. Il n’écoute pas, comme le Cid à côté de Chimène, les luths de Castille ; il ne ressemble pas même au Serbe errant sur son cheval caparaçonné, ni au Klephte libre sur le sommet du Vourcano. Avant tout, le plébéien romain est dominé par la loi, par l’écriture, par la prose. C’est un débiteur entre les mains de son créancier ; c’est un jurisconsulte, un Gaius, un Papirius, non un Homère. S’il balbutie un poème, c’est la litanie des laboureurs et des prêtres arvales, ou plutôt quelque lambeau du poème horrible des douze tables, lex herrendi carminis. Les formules des patriciens, le nom secret de la cité, les cérémonies, les ruses, le spectacle dramatique de la loi, voilà ce qui excite son imagination plus que des aventures idéales, que rejette son esprit matérialiste et de bonne heure enchaîné. Il a des traditions de famille, des légendes, quelques rares chansons de guerre et de table, des hymnes religieux, point de poèmes ni de rhapsodies continues. Quand même il en aurait, où les chanterait-il ? Quel loisir lui laisse la guerre ou l’ergastulum ? Est-ce sous le fouet du créancier qu’il chantera le triste chant du plébéien ? Il n’a point d’assemblées qui soient des assemblées poétiques, point de jeux de Némée ni d’Olympie. Il ne voyage pas comme le rhapsode grec ; il ne chevauche pas comme le chanteur serbe. À trois lieues de sa ville il trouve l’ennemi. Au dedans, au dehors, est l’esclavage. Son foyer est muet. De là il faut supposer ou que ce furent les patriciens qui chantaient à leurs banquets le chant composé contre eux par les plébéiens, ou que ce poème populaire fut de bonne heure écrit et conservé en secret par le peuple sous cette forme savante ; et je ne sais laquelle de ces deux hypothèses est la plus inadmissible.

Ce n’est pas tout. Si les plébéiens ont été capables de produire dans l’âge barbare une épopée telle qu’on la suppose, cette faculté