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de l’intérêt public qui implique, il le sent, son intérêt privé de simple citoyen. L’Américain admet donc volontiers des exceptions à sa règle de conduite toute commerciale. Il donne de l’argent, il se met en course, il assiste à quelques séances de comité, il rédige à la volée un avis ou un rapport. Il se transporte même de sa personne, en grande hâte, à Washington, pour présenter au président des résolutions, ou à la cité voisine, pour assister à un banquet ou à une assemblée, d’où il s’empresse de revenir ; mais il tient, dans ce cas, à ce que le caractère exceptionnel de ses démarches et de la cause qui les provoque soit très net. Il veut que l’intérêt public soit bien positivement en jeu. Il tient surtout à ce que le sacrifice en soit un d’argent seulement, une fois pour toutes, et à ce que son temps soit respecté. À tout ce qui est affaires privées, à tout ce qui exige du temps, de l’assiduité, il applique le principe du négoce, rien pour rien. Il paie le travail privé d’autrui avec des dollars, et il entend que l’on en use de même avec lui, parce que les complimens lui semblent chose trop creuse pour être mis en balance avec un service positif, et que les distinctions, telles que les préséances, sont inconnues chez lui, incompréhensibles pour lui. C’est à ses yeux un principe fondamental que tout travail doit porter son fruit. L’idée de salaire et celle de fonction sont si intimement liées dans son esprit, que l’on voit dans tous les almanachs américains le chiffre des appointemens à côté du nom du fonctionnaire. Il pense que l’on ne vit pas de pain sec et de gloire. Il songe au bien-être de sa femme et de ses enfans, à celui de ses vieux jours à lui-même, et, si on lui disait qu’il y a des pays où il est permis d’en faire abstraction pour plaire à son voisin ou pour mériter les politesses des magistrats, le fait lui paraîtrait grotesque.

En France, nos mœurs sont celles d’une société de désoeuvrés, dont les instans n’ont aucun prix, et où l’on ne peut faire un meilleur usage de son temps que d’obliger son prochain. À part les préjugés d’un libéralisme étroit, dont nous sommes dominés, mais qui ne peuvent empêcher notre nature de percer, les attentions d’un supérieur nous transportent, les distinctions nous enivrent. Il y a vingt ans, les Français exposaient leur vie pour un bout de ruban. Tels nous avons été, tels nous continuerons d’être. Nous ne serons jamais faits à l’américaine ; je suppose