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LETTRES SUR L’AMÉRIQUE.

même que le temps n’est pas loin où les Américains se transformeront jusqu’à un certain point dans notre sens ; mais ne pourrions-nous, ne devrions-nous pas modifier aussi nos idées jusqu’à un certain point d’après leur expérience ?

Notre système de fonctions gratuites suppose que la France possède un nombre assez considérable de gens à grande fortune et à éducation large, pour laisser une certaine latitude au gouvernement ou aux corps électoraux dans leurs choix. Cela n’est point. La France est un pays pauvre. L’accroissement des richesses dans quelques centres commerciaux, épars çà et là sur le globe, et dans presque toute l’Angleterre, et le raffinement de la civilisation qui en a été la conséquence, ont singulièrement étendu le cercle des objets de première nécessité pour toutes les classes. Vous êtes gêné aujourd’hui avec le revenu qui vous faisait opulent il y a cent ans, et riche il y en a trente. Transportez donc Mme Sévigné, avec ses 10,000 livres de rentes, au milieu des bals d’Almack, ou même dans nos salons parisiens ! La classe la mieux pourvue, dans les trois quarts de la France, en est cependant aux 10,000 livres de Mme de Sévigné. Je ne dis pas où en est la multitude qui s’agite autour de cette aristocratie ; l’idée seule de tant de misère fait frémir. Abstraction faite de Paris et de quatre à cinq métropoles, les riches sont en si petit nombre en France, qu’on pourrait les compter. Ils ne forment pas classe. En fait de classes répandues sur tout le territoire, nous n’en avons aucune qui s’élève au-dessus de la médiocrité, de l’aisance. Parmi les gens aisés, il est vrai que les hommes de loisir abondent, et il semble que le gouvernement n’aurait entre eux que l’embarras du choix. Malheureusement, ces hommes de loisir, par cela seul qu’il sont et ont toujours été de loisir, qu’ils ont été élevés dans des idées et dans une atmosphère de loisir, sont hors d’état d’administrer et de réglementer les intérêts devenus dominans aujourd’hui, ceux de l’industrie et du travail. L’éducation littéraire est commune parmi eux ; mais l’éducation largement entendue y est extrêmement rare. Les hommes de cette classe ont très peu vu ; ils savent Rome et la Grèce, ils ignorent l’Europe actuelle et, à plus forte raison, le monde actuel ; ils sont étrangers aux faits présens et positifs de la France elle-même.

On concevrait les avocats du système des fonctions gratuites,