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munes. D’un bout à l’autre du royaume, les passions répètent le même mot d’ordre et sont également dénuées de spontanéité. On pend et on égorge en Aragon comme en Castille, et Malaga a été souillé des mêmes crimes, dominé par le même joug que Barcelone. C’est une étrange illusion que de chercher dans les juntes libérales, devant lesquelles MM. de Toreno et Isturitz sont tombés tour à tour, quelques souvenirs de la junta santa d’Avila et de la noble guerre des communes contre Charles-Quint[1]. Ces juntes obéissent à l’impulsion la moins spontanée qui soit au monde, celle d’une loge maçonnique ou d’un comité central ; elles ont réussi bien moins par elles-mêmes que par l’excès de la désorganisation universelle ; et encore ne se sentirent-elles pas assez fortes pour assister, sans se dissoudre, à leur propre triomphe. On peut, d’ailleurs, tenir pour certain que si la république est jamais proclamée dans la Péninsule, son premier soin sera de s’y décréter une et indivisible. Qu’on ne se fasse à cet égard nulle illusion, et qu’on n’insulte pas les mânes héroïques des chevaliers communeros par une solidarité quelconque avec la ridicule armée du comte de Las-Navas.

Mais si l’ère du fédéralisme provincial est close pour l’Espagne, ce n’est point à dire que de grands souvenirs doivent cesser d’y féconder les ames. Il n’est pas de pays où la gloire des pères soit mieux comprise de leurs fils ; ce noble culte peut se conserver sous un bon régime administratif aussi bien que dans le chaos où se débat l’Espagne.

Ce qui caractérise notre âge, c’est la distinction bien tranchée de la vie idéale et de la vie pratique, mais nullement l’immolation de la première de ces existences à la seconde. J’accorderai volontiers aux ennemis de l’administration française, savans restaurateurs des nationalités enfouies, que ce qu’ils appellent, avec quelque raison, notre régime de bureau et d’avocasserie, ne parle pas à l’ame et ne suggère pas les dévouemens sublimes ; mais ils me permettront de croire que ce régime n’interdit pas de puiser à d’autres sources, et que l’on peut avoir des affaires en bon ordre, une agriculture et un commerce florissans, une police bien faite et du crédit financier, sans être excommunié de toute religion, de toute poésie, de tout patriotisme.

C’est sans doute une médiocre qualité que de faire valoir ses terres et de tenir régulièrement ses comptes ; cependant elle est fort essentielle dans la vie, et je plains quelque peu les poètes auxquels le ciel ne l’a pas départie avec des dons plus précieux. À plus forte raison plaindrais-je

  1. « Cette variété dans l’origine des provinces explique l’esprit des juntes, qui se réveille dans ce pays sous des formes facilement indépendantes. À cet égard, pour comprendre l’état présent de cette nation destinée à confondre plus d’une fois toutes les prévisions de la sagesse européenne, il faut constamment en interroger le passé. » (De l’Espagne, etc. Première partie.)