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L’ESPAGNE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.

une grande nation si, pour conserver sa physionomie pittoresque, il lui était interdit d’aspirer à ce bienfait essentiel de l’existence sociale.

Telle est l’œuvre du régime administratif, tel est le principe de sa puissance et de son universalité. Le volumineux Bulletin des Lois est, je le confesse, une lecture fort insipide ; mais en s’introduisant en Espagne il n’en chassera pas Calderon, pas plus que le bill de réforme, ce premier pas de l’Angleterre hors de l’ordre historique, ne fera tort au vieux Shakspeare. Les ressorts compliqués de l’organisation administrative représentant un état social où les rapports des hommes entre eux tendent à se multiplier à l’infini, il faut que l’action régulatrice, peu sensible sous une civilisation moins compliquée, et dans un milieu moins dense, si je l’ose dire, soit toujours et partout présente.

Napoléon comprit, avec sa merveilleuse intelligence, quels étaient, sous ce rapport, les besoins de l’Espagne. Mais les troubles et les scandales intérieurs l’exposèrent à une tentation qui fut l’origine de toutes les calamités de ce pays, en même temps que de ses propres infortunes.

Il eut raison sans doute de vouloir continuer au delà des Pyrénées le système de Louis XIV, qui est plutôt un axiome qu’un système ; mais Godoï lui était vendu, la perspective d’une souveraineté aux Algarves avait amorcé son ambition, et si elle s’avisait jamais de se montrer exigeante, l’empereur doublait sa popularité en donnant, par la chute du favori, la satisfaction que réclamaient à la fois l’honneur des trônes et le vœu des peuples. Charles IV n’admettait pas qu’il fût possible de contrarier le grand monarque qui lui envoyait de si belles armes de chasse, et la faction du prince des Asturies n’aspirait au succès que pour se livrer à lui après la victoire. Ferdinand écrivait à l’empereur, du palais des rois catholiques, des lettres conçues avec une humilité d’antichambre, pour implorer de sa main une épouse, puis pour mettre à ses pieds et à sa discrétion la couronne que l’insurrection d’Aranjuez venait de lui déférer.

Napoléon occupant la Péninsule avec cent mille hommes en vertu du traité pour l’expédition du Portugal, commandant à Madrid par son ambassadeur, respectueusement sollicité d’unir son sang à celui des rois catholiques, n’avait évidemment qu’un intérêt comme un devoir. Il fallait profiter de cette unique occasion pour exercer une influence salutaire et décisive sur les destinées de la nation qui se confiait si noblement à sa bonne foi et à ses armes ; il fallait devenir le régénérateur de l’Espagne en y effectuant avec le concours du pouvoir royal les réformes qu’on a demandées depuis à la liberté avec plus de péril et moins de succès. Telle fut son intention première : tous les documens contemporains l’attestent, et l’attentat de Bayonne est trop coupable pour que l’histoire doive encore ajouter au crime lui-même celui d’une longue préméditation.