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REVUE DES DEUX MONDES.

Malheureusement l’empereur reçut des informations incomplètes ; il ne comprit pas l’événement d’Aranjuez, qui, loin de nuire à l’influence française, n’allait qu’à la consolider ; et voyant la peur et l’imprévoyance déférer à ses invitations avec une miraculeuse imbécillité, enivré d’un succès sûr et facile, il « osa frapper de haut, comme la providence qui remédie aux maux des mortels par des moyens parfois violens et sans s’embarrasser d’aucun jugement[1]. »

Entre toutes les épreuves que la fortune réserve aux grands hommes, la plus dangereuse est la facilité d’user de toute leur puissance. Napoléon y succomba, lorsque la vue de cette triste famille eût dû lui inspirer quelque pitié, en le rassurant complètement sur les dangers qu’il n’affectait d’ailleurs de redouter que pour avoir le droit de les prévenir.

En vain son ministre des relations extérieures, dans un rapport présenté à Bayonne, lui disait-il, que « la dynastie qui gouvernait l’Espagne serait toujours, par ses affections, ses souvenirs et ses craintes, l’ennemie cachée de la France, et que l’Espagne ne serait pour elle une amie sincère et fidèle que lorsqu’un intérêt commun unirait les deux maisons régnantes[2]. » Napoléon ne pouvait prendre au sérieux de tels motifs qui servirent de prétexte et non de mobile à sa conduite, car il avait vu Charles IV et Ferdinand, ces princes si peu Bourbons, selon l’observation d’Escoïquiz à l’empereur, qu’entre Mme de Montmorency et les dames nouvelles de l’impératrice, ils ne savaient pas même la différence.

Mais tout était déjà consommé dans sa pensée, car le génie de la politique s’était tu devant le démon de l’ambition.

« Charles IV était usé pour les Espagnols, a-t-il dit depuis dans les amers ressouvenirs de cette époque de sa vie, il eût fallu user de même Ferdinand. Le plan le plus digne de moi, le plus sûr pour mes projets, eût été une espèce de médiation à la manière de celle de la Suisse. J’aurais dû donner une constitution libérale à la nation espagnole, et charger Ferdinand de la mettre en pratique. S’il l’exécutait de bonne foi, l’Espagne prospérait et se mettait en harmonie avec nos mœurs nouvelles ; le grand but était obtenu, la France acquérait une alliée intime, une addition de puissance vraiment redoutable. Si Ferdinand, au contraire, manquait à ses nouveaux engagemens, les Espagnols eux-mêmes seraient venus me solliciter de leur donner un maître. Cette malheureuse guerre m’a enlevé mes ressources et mon crédit en Europe ; elle a été la cause première de nos calamités[3]. »

On aime à retrouver dans la bouche de Napoléon cette haute et lucide

  1.  Mémorial de Sainte-Hélène. Juin 1816.
  2. Rapport du 22 avril, communiqué au sénat le 4 septembre.
  3. Mémorial, Ibid.