Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 8.djvu/259

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
255
LE MAROC.

Le déjeuner, comme on voit, était frugal, et nous le mangeâmes seuls ; ni le parent d’Achache, ni son fils, qu’il envoya nous tenir compagnie, n’y touchèrent ; ils se contentaient de nous regarder et de nous inviter par signes à y faire honneur. Le fils du bacha était un jeune homme de quatorze à quinze ans, d’une beauté frappante ; quoiqu’il eût la tête entièrement rasée et qu’il ne portât pas encore de turban pour en couvrir la nudité, il était si beau, qu’il triomphait de cette épreuve bien faite pour défigurer les plus parfaits visages. Sa peau, légèrement brune, lui donnait un air déjà viril, et son œil fier dissimulait mal le mépris que nous lui inspirions. Il lui échappait des regards dédaigneux dont il n’était pas le maître ; notre toilette surtout lui paraissait misérable ; il est vrai qu’elle n’était pas brillante, la mienne en particulier était plus que simple ; je n’avais qu’une pauvre veste de chasse grise qui faisait une assez triste figure au milieu des kaftans écarlates et des haïks à larges plis. Dans cette circonstance, il fallait payer d’audace et racheter par l’insolence des manières la modestie du costume. C’est le seul moyen d’en imposer à ces barbares.

Après déjeuner, nous fîmes le tour du jardin qui est affreux, un véritable potager de la banlieue ; empressés de clore une séance en définitive peu intéressante, nous prîmes congé de notre hôte et remontâmes à cheval, après avoir payé vingt fois notre déjeuner par les bonnes-mains qu’officiers et soldats vinrent nous mendier au départ, et qu’Achache aura sans doute largement décimées, comme ces princes romains qui partagent avec les custodes de leurs palais la mancia des visiteurs. C’est un tribut déguisé que les gouverneurs lèvent sur les étrangers ; ils ont mille moyens de leur extorquer de l’argent ; ils leur envoient messages sur messages sous les prétextes les plus futiles, mais chaque message est une piastre, laquelle passe des mains du messager dans les coffres du gouverneur ; et par exemple, des quatre piastres données par nous au nègre qui nous avait escortés à Tétouan, le kaïd de Tanger, son supérieur, en aura pris au moins les dix-neuf vingtièmes, et il aura cru faire un acte de générosité en laissant au pauvre nègre une malheureuse pièce de vingt sous.

Malgré cela, le métier de soldat est encore le meilleur qu’on puisse faire au Maroc ; on traite les troupes avec égard et bienveillance ; outre les armes et les habits, chaque homme reçoit une paie de six à