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si las de toute cette juiverie, que, laissant à mes compagnons le fardeau de la conversation, je m’esquivai et montai sur la terrasse. On m’y laissa seul, et je pus me recueillir tout à mon aise, et récapituler les impressions de la journée.

La nuit était belle, une nuit de printemps, tiède, sereine, voluptueuse ; des myriades d’étoiles scintillaient au firmament, les plus basses brillaient à la crête des montagnes comme des feux. Confondue avec les brumes vaporeuses de l’horizon, la mer, quoique éloignée de la ville de quelques milles seulement, était invisible ; mais la brise qui en venait, se chargeait, en passant sur les jardins, du parfum des orangers, et le répandait dans l’espace ; l’air en était tout imprégné. Le pavillon britannique, arboré nuit et jour sur la maison de l’agent consulaire, se soulevait de temps en temps, se déployait mollement au souffle passager des mers ; puis retombait, semblable à un aigle assoupi qui ouvre l’aile un instant et la referme aussitôt. On eût dit quelque génie mystérieux planant sur la ville endormie, et veillant sur elle du haut des cieux. Les minarets de la cité maure se dressaient dans l’ombre comme autant de fantômes. Le silence régnait, rien n’annonçait la fuite des heures ; le temps était muet comme au désert. La solitude n’était pas moins profonde ; seulement j’apercevais, de loin en loin, des formes vagues, qui se dessinaient à peine au milieu des ténèbres : c’étaient les femmes qui prenaient le frais sur les terrasses ; mais elles n’y restaient pas long-temps, elles disparaissaient une à une, et bientôt je ne vis plus rien.

Tout était sombre autour de moi ; pas une lumière ne perçait l’obscurité ; à mes pieds dormait le quartier ou plutôt la cité juive, car ce Millah où j’étais emprisonné est une ville dans une ville, fidèle emblème dans son isolement du peuple qui l’habite, peuple solitaire au milieu des nations. Il n’était pas besoin qu’Asmodée me découvrît d’un coup de baguette les scènes d’intérieur qui se passaient sous ces toits ténébreux, pour que je devinasse quelles passions la nuit couvait à cette heure sous son aile silencieuse. C’est rentré chez lui après les trafics, les affronts, les terreurs, les dissimulations de la journée, que le Juif se dédommage de sa longue contrainte, et se livre aux transports de la haine et de l’avarice. C’est alors, c’est sous la protection de ses triples verrous, qu’il