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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

à poursuivre dans les prairies spongieuses l’Apollon aux ailes blanches ocellées de pourpre, à courir le long des buissons après la fantaisie, plus rapide et plus belle que tous les papillons de la terre ! le tout sauf à paraître le soir devant les Anglais, hâlé, crépu, poudreux, fangeux ou déchiré ; sauf à être pris pour un saltimbanque et à se donner la comédie en la promettant aux autres.

Au reste, nous fûmes un peu réhabilités à Chamounix par l’apparition du major fédéral en uniforme et par l’arrivée du légitimiste. Leurs excellentes manières et la dignité gracieuse d’Arabella rétablirent le silence, sinon la sécurité autour de nous. Je crois bien nonobstant que les couverts d’argent furent comptés trois fois ce soir-là ; et, pour ma part, j’entendis mistress ** et milady **, mes voisines, deux jeunes douairières de cinquante à soixante ans, barricader leur porte, comme si elles eussent craint une invasion de Cosaques.

— Ne pensez-vous pas, dit le major, qu’un pays tout entier converti en hôtellerie pour toutes les nations ne peut garder aucun caractère de nationalité ?

— Mais ne peut-on adresser le même reproche à votre Suisse ? lui dis-je.

— Hélas ! qui vous en empêche ? reprit-il.

— Cette Suisse qui feint de prendre une attitude fière, dit Franz, et qui, tandis que plusieurs milliers d’Anglais y étalent leur oisiveté, chasse les réfugiés de son territoire ! cette république qui s’unit aux monarchies pour traquer comme des bêtes fauves les martyrs de la cause républicaine !

Un roulement de tambour nous interrompit.

— Quel est ce bruit belliqueux ? dit Arabella.

— C’est la gelée qui commence, et le tambour qui l’annonce aux habitans de la vallée, afin qu’ils allument des feux auprès des pommes de terre.

La pomme de terre est l’unique richesse de cette partie de la Savoie. Les paysans pensent qu’en établissant une couche de fumée sur la région moyenne des montagnes, ils interceptent l’air des régions supérieures, et préservent de son atteinte le fond des gorges. J’ignore s’ils font bien. Si je voyageais aux frais d’un gouvernement, d’une société savante ou seulement d’un journal,