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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

chers qu’il faut escalader durant des heures entières. Toujours grave et intrépide, sa joue se colore d’orgueil et de dépit quand on cherche à aider sa marche. Robuste comme un cèdre des montagnes et fraîche comme une fleur des vallées, elle semble deviner, quoiqu’elle ne sache pas encore le prix de l’intelligence, que le doigt de Dieu l’a touchée au front, et qu’elle est destinée à dominer un jour, par la force morale, ceux dont la force physique la protège maintenant. Au glacier des Bossons, elle m’a dit : « Sois tranquille, mon George, quand je serai reine, je te donnerai tout le Mont-Blanc. »

Son frère, quoique plus âgé de cinq ans, est moins vigoureux et moins téméraire. Tendre et doux, il reconnaît et révère instinctivement la supériorité de sa sœur ; mais il sait bien aussi que la bonté est un trésor. « Elle te rendra fier, me dit-il souvent, moi je te rendrai heureux. »

Éternel souci, éternelle joie de la vie, adulateurs despotiques, âpres aux moindres jouissances, habiles à se les procurer, soit par l’obsession, soit par l’opiniâtreté, égoïstes avec candeur, instinctivement pénétrés de leur trop légitime indépendance, les enfans sont nos maîtres, quelque fermeté que nous feignions vis-à-vis d’eux. Entre les plus fougueux et les plus incommodes, les miens se distinguent, malgré leur bonté naturelle ; et j’avoue que je ne sais aucune manière de les plier à la forme sociale, avant que la société leur fasse sentir ses angles de granit et ses herses de fer. J’ai beau chercher quelle bonne raison on peut donner à un esprit sortant de la main de Dieu, et jouissant de sa libre droiture, pour l’astreindre à tant d’inutiles et folles servitudes. À moins d’habitudes que je n’ai pas, et d’un charlatanisme que je ne peux ni ne veux avoir, je ne comprends pas comment j’oserais exiger que mes enfans reconnussent la prétendue nécessité de nos ridicules entraves. Je n’ai donc qu’un moyen d’autorité, et je l’emploie quand il faut, c’est-à-dire fort rarement ; c’est une volonté absolue, sans explication et sans appel. C’est ce que je ne conseille à personne d’essayer, s’il n’a les moyens de se faire aimer autant que craindre. Moi, j’en fais mon affaire.

J’aime beaucoup les systèmes, le cas d’application excepté. J’aime la foi saint-simonienne, j’estime fort le système de Fourrier, je révère ceux qui, dans ce siècle maudit, n’ont subi aucun en-