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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

réforme, tandis qu’on délayait des idées et qu’on bâtissait des chartes, on a laissé évaporer le principe. Au jour de l’épreuve, au lieu d’adeptes et de travailleurs, on n’a plus trouvé que les réclamations et les exigences des examinateurs et des donneurs d’avis. On aura beau dire qu’il faut conduire les hommes par des lois, et qu’avant de détruire l’ordre ancien, il faut construire le nouveau : il est certain qu’on ne fait rien de neuf avec des matériaux pourris, et que pour créer un ordre nouveau, il faut de nouveaux élémens. D’où sortiront-ils, si on ne travaille à ouvrir le sein maternel où ils sommeillent encore, où ils étouffent par milliers à chaque heure de cette funeste génération, faute du forceps et de la main libératrice ? Les serviteurs de la réforme seront infailliblement les premiers tyrans de la société réformée, nous dit-on. Commençons par former quelque chose, et quand les hommes violeront les lois qu’ils auront faites, il sera temps de réprimer les hommes et de consolider les lois. En attendant, il faut bien que la loi de l’humanité sorte du sein même de l’humanité ; il faut bien qu’une voix humaine exprime les besoins des hommes, qu’une main les pèse dans la balance, et qu’un bras exécute la volonté de Dieu sur la terre.

Cette volonté céleste, dérivée de l’ordre providentiel, ces besoins de l’humanité démontrés par son malheur et son abjection présente, ne composent pas un ensemble d’idées bien difficile à percevoir. Tout homme bien organisé et jouissant de sa raison, si corrompu et si pervers qu’il soit, en porte le texte saint écrit en caractères de feu dans le fond de sa conscience. Il ne faut pas s’appeler Washington et *** pour savoir ce que l’homme doit être dans l’ordre naturel et selon le principe de l’universelle équité. — Ainsi ces créateurs de dogmes libérateurs me font sourire, je l’avoue, quoique par comparaison avec les contempteurs de la vérité et les propagateurs du désordre tout-puissant qui nous gouverne, je sente pour eux un profond respect. Qu’ils promènent le flambeau dans les ténèbres, qu’ils renversent les obstacles, qu’ils brisent les fers, et qu’on se prosterne, et qu’on les nomme Moïse, Cromwell, ***, *** à la bonne heure. Mais que Saint-Simon, au fond d’un café, abolisse l’hérédité en avalant sa demi-tasse ; que la coterie Enfantin, Bazar et Rodrigues s’enferme, discute, prophétise et n’aboutisse qu’à une que-