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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

Mooser faisait la moue, et le syndic s’informait de nos noms et qualités auprès du major fédéral. À chaque réponse ambiguë du malicieux cicérone, le bon et curieux magistrat nous regardait alternativement avec doute et surprise.

— Ouais ! disait-il en flairant de loin le beau front révélateur d’Arabella, c’est une dame de Paris ? Et quoi encore ?…

— Quoi encore ? reprenait le major en me désignant ; ce drôle en blouse mouillée, et en guêtres crottées, avec ces deux marmots dans ses jambes ? Eh bien ! c’est… ce sont trois élèves du pianiste.

— Oui dà ! Il les fait voyager avec lui ?…

— Il a la manie de traîner son école à sa suite. Il professe gravement la théorie de son art le long des abîmes, et monté sur un mulet.

— En effet, reprit judicieusement le premier magistrat de la ville de Fribourg, ils ont tous de longs cheveux tombant sur les épaules, comme lui. Mais, ajouta-t-il en arrêtant son regard investigateur sur le personnage problématique de Puzzi : Qu’est-ce que cela ?

— Une célèbre cantatrice italienne qui le suit sous un déguisement.

— Oh, oh !… s’écria le bonhomme avec un sourire tout-à-fait malin : j’avais bien deviné que celui-là était une femme !…

Tout à coup l’air manqua aux poumons de l’orgue, sa voix expira, et il rendit le dernier soupir entre les mains de Franzi ; le premier coup de vêpres venait de sonner, et l’ame de Beethowen eût en vain apparu pour engager le souffleur à retarder d’une minute la psalmodie nazillarde de l’office. J’eus envie d’aller lui donner des coups de poing, et je pensai à toi, aimante Théodore, facétieux Kreyssler, Hoffmann ! poète amer et charmant, ironique et tendre, enfant gâté de toutes les muses, romancier, peintre et musicien, botaniste, entomologiste, mécanicien, chimiste, et quelque peu sorcier ! c’est au milieu des scènes fugitives de ta vie d’artiste, en proie aux luttes cruelles et burlesques, où l’amour du beau et le sentiment d’un idéal sublime t’entraînèrent, aux prises avec l’insensibilité ou le mauvais goût de la vie bourgeoise, c’est en jurant contre ceux-ci, et en te prosternant devant ceux-là, que tu sentis la vie, tantôt délirante de joies, et tantôt dévorée d’ennuis, le plus souvent bouffonne, grâce à ton courage, à ta philosophie, et, faut-il le dire, à ton intempérance.